Eh quoi ! oserais-je appeler vertu le plus naturel penchant de mon cœur ! Ô sophisme attrayant ! invitation spécieuse ! mirage insidieux du bonheur !
Je lis ce matin dans La Bruyère :
« Il y a quelquefois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent permis : de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu. »
Pourquoi donc inventai-je ici la défense ? Serait-ce que m’attire en secret un charme plus puissant encore, plus suave que celui de l’amour ? Oh ! pouvoir entraîner à la fois nos deux âmes, à force d’amour, au delà de l’amour !…
Hélas ! Je ne le comprends que trop bien à présent : entre Dieu et lui, il n’est pas d’autre obstacle que moi-même. Si, peut-être, comme il me le dit, son amour pour moi l’inclina vers Dieu tout d’abord, à présent cet amour l’empêche ; il s’attarde à moi, me préfère, et je deviens l’idole qui le retient de s’avancer plus loin dans la vertu. Il faut que l’un de nous deux y parvienne ; et désespérant de surmonter dans mon lâche cœur mon amour, permettez-moi, mon Dieu, accordez-moi la force de lui apprendre à ne m’aimer plus ; de manière qu’au prix des miens, je vous apporte ses mérites infiniment préférables… et si mon âme aujourd’hui sanglote de le perdre, n’est-ce pas pour que, plus tard, je le retrouve en Vous…
Dites, ô mon Dieu ! quelle âme vous mérita jamais davantage ? N’est-il pas né pour mieux que pour m’aimer ? Et l’aimerais-je autant, s’il devait s’arrêter à moi-même ? Combien se rétrécit dans le bonheur tout ce qui pourrait être héroïque !…
Dimanche.
« Dieu nous ayant gardés pour quelque chose de meilleur. »
Lundi 3 mai.
Que le bonheur soit là, tout près, qu’il se propose… n’avoir qu’à allonger la main pour s’en saisir…
Ce matin, causant avec lui, j’ai consommé le sacrifice.
Lundi soir.
Il part demain…
Cher Jérôme, je t’aime toujours de tendresse infinie ; mais jamais plus je ne pourrai te le dire. La contrainte que j’impose à mes yeux, à mes lèvres, à mon âme, est si dure que te quitter m’est délivrance et amère satisfaction.
Je m’efforce d’agir avec raison, mais au moment de l’action, les raisons qui me faisaient agir m’échappent, ou me paraissent folles ; je n’y crois plus…
Les raisons qui me font le fuir ? Je n’y crois plus… Et je le fuis pourtant, avec tristesse, et sans comprendre pourquoi je le fuis.
Seigneur ! nous avancer vers vous, Jérôme et moi, l’un avec l’autre, l’un par l’autre ; marcher tout le long de la vie comme deux pèlerins dont l’un parfois dise à l’autre : « Appuie-toi sur moi, frère, si tu es las », et dont l’autre réponde : « Il me suffit de te sentir près de moi… » Mais non ! la route que vous nous enseignez, Seigneur, est une route étroite – étroite à n’y pouvoir marcher deux de front.
4 juillet.
Voilà plus de six semaines que je n’ai pas rouvert ce cahier. Le mois dernier, en en relisant quelques pages, j’y avais surpris un absurde, un coupable souci de bien écrire… que je lui dois…
Comme si, dans ce cahier que je n’ai commencé que pour m’aider à me passer de lui, je continuais à lui écrire.
J’ai déchiré toutes les pages qui m’ont paru bien écrites. (Je sais ce que j’entends par là.) J’aurais dû déchirer toutes celles où il est question de lui. J’aurais dû tout déchirer… Je n’ai pas pu.
Et déjà d’avoir arraché ces quelques pages, j’ai ressenti un peu d’orgueil… un orgueil dont je rirais, si mon cœur n’était si malade.
Vraiment il semblait que j’eusse là du mérite et que ce que je supprimais fût grand-chose !
6 juillet.
J’ai dû bannir de ma bibliothèque…
De livre en livre je le fuis et le retrouve. Même la page que sans lui je découvre, j’entends sa voix encore me la lire. Je n’ai goût qu’à ce qui l’intéresse, et ma pensée a pris la forme de la sienne au point que je ne sais les distinguer pas plus qu’au temps où je pouvais me plaire à les confondre.
Parfois je m’efforce d’écrire mal, pour échapper au rythme de ses phrases ; mais lutter contre lui, c’est encore m’occuper de lui. Je prends la résolution de ne plus lire pour un temps que la Bible (l’Imitation aussi, peut-être) et de ne plus écrire dans ce carnet que, chaque jour, le verset marquant de ma lecture.
Suivait une sorte de « pain quotidien », où la date de chaque jour, à partir du premier juillet, était accompagnée d’un verset. Je ne transcris ici que ceux qu’accompagnait aussi quelque commentaire.
20 juillet.
« Vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres. » Je comprends qu’il faudrait donner aux pauvres ce cœur dont je ne dispose que pour Jérôme. Et du même coup n’est-ce pas lui enseigner à faire de même ?… Seigneur, donnez-moi ce courage.
24 juillet.
J’ai cessé de lire l’Internelle Consolacion. Cette ancienne langue m’amusait fort, mais me distrayait et la joie quasi païenne que j’y goûte n’a rien à voir avec l’édification que je me proposais d’y chercher.
Repris l’Imitation ; et non point même dans le texte latin, que je suis trop vaine de comprendre. J’aime que ne soit pas même signée la traduction où je la lis – protestante il est vrai, mais « appropriée à toutes les communions chrétiennes », dit le titre.
« Oh ! si tu savais quelle paix tu acquerrais, et quelle joie tu donnerais aux autres en t’avançant dans la vertu, je m’assure que tu y travaillerais avec plus de soin. »
10 août.
Quand je crierais vers Vous, mon Dieu, avec l’élan de la foi d’un enfant et la voix surhumaine des anges…
Tout cela, je le sais, me vient non de Jérôme, mais de Vous.
Mais pourquoi entre Vous et moi, posez-Vous partout son image ?
14 août.
Plus que deux mois pour parachever cet ouvrage… Ô Seigneur aidez-moi !
20 août.
Je le sens bien, je le sens à ma tristesse, que le sacrifice n’est pas consommé dans mon cœur. Mon Dieu, donnez-moi de ne devoir qu’à Vous cette joie que lui seul me faisait connaître.
28 août.
À quelle médiocre, triste vertu je parviens ! Exigé-je donc trop de moi ? – N’en plus souffrir.
Par quelle lâcheté toujours implorer de Dieu sa force ! À présent toute ma prière est plaintive.
29 août.
« Regardez les lis des champs… »
Cette parole si simple m’a plongée ce matin dans une tristesse dont rien ne pouvait me distraire. Je suis sortie dans la campagne et ces mots que malgré moi je répétais sans cesse emplissaient de larmes mon cœur et mes yeux. Je contemplais la vaste plaine vide où le laboureur penché sur la charrue peinait… « Les lis des champs… » Mais, Seigneur, où sont-ils ?…
16 septembre, 10 heures du soir.
Je l’ai revu. Il est là, sous ce toit. Je vois sur le gazon la clarté qu’y porte sa fenêtre. Pendant que j’écris ces lignes, il veille ; et peut-être qu’il pense à moi. Il n’a pas changé ; il le dit ; je le sens. Saurai-je me montrer à lui telle que j’ai résolu d’être, afin que son amour me désavoue ?…
24 septembre.
Oh ! conversation atroce où j’ai su feindre l’indifférence, la froideur, lorsque mon cœur au dedans de moi se pâmait… Jusqu’à présent, je m’étais contentée de le fuir. Ce matin j’ai pu croire que Dieu me donnerait la force de vaincre, et que me dérober sans cesse à la lutte n’allait pas sans lâcheté. Ai-je triomphé ? Jérôme m’aime-t-il un peu moins ?… Hélas ! c’est ce que j’espère, et que je crains tout à la fois… Je ne l’ai jamais aimé davantage.
Et s’il vous faut, Seigneur, pour le sauver de moi, que je me perde, faites !…
« Entrez dans mon cœur et dans mon âme pour y porter mes souffrances et pour continuer d’endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de votre Passion. »
Nous avons parlé de Pascal… Qu’ai-je pu lui dire ? Quels honteux, absurdes propos ! Si je souffrais en les disant déjà, ce soir je m’en repens comme d’un blasphème. J’ai repris le livre pesant des Pensées, qui de lui-même s’est ouvert à ce passage des lettres à Mlle de Roannez :
« On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne ; mais quand on commence à résister et à marcher en s’éloignant on souffre bien. »
Ces paroles me touchaient si directement que je n’ai pas eu la force de continuer ma lecture ; mais ouvrant le livre à un autre endroit, ce fut pour trouver un passage admirable que je ne connaissais pas et que je viens de copier.
Ici s’achevait le premier cahier de ce journal. Sans doute un cahier suivant fut détruit ; car, dans les papiers laissés par Alissa, le journal ne reprenait que trois ans plus tard, à Fongueusemare encore – en septembre – c’est-à-dire peu de temps avant notre dernier revoir.
Les phrases qui suivent ouvrent ce dernier cahier.
17 septembre.
Mon Dieu, vous savez bien que j’ai besoin de lui pour Vous aimer.
20 septembre.
Mon Dieu, donnez-le-moi, afin que je Vous donne mon cœur.
Mon Dieu, faites-le-moi revoir seulement.
Mon Dieu, je m’engage à vous donner mon cœur ; accordez-moi ce que mon amour vous demande. Je ne donnerai plus qu’à Vous ce qui me restera de vie…
Mon Dieu, pardonnez-moi cette méprisable prière, mais je ne puis écarter son nom de mes lèvres, ni oublier la peine de mon cœur.
Mon Dieu, je crie à Vous ; ne m’abandonnez pas dans ma détresse.
21 septembre.
« Tout ce que vous demanderez à mon père en mon nom… »
Seigneur ! en votre nom je n’ose…
Mais si je ne formule plus ma prière, en connaîtrez-vous moins pour cela le délirant souhait de mon cœur ?
27 septembre.
Depuis ce matin un grand calme. Passé presque toute la nuit en méditation, en prière. Soudain il m’a semblé que m’entourait, que descendait en moi une sorte de paix lumineuse, pareille à l’imagination qu’enfant je me faisais du Saint-Esprit. Je me suis aussitôt couchée, craignant de ne devoir ma joie qu’à une exaltation nerveuse ; je me suis endormie assez vite, sans que cette félicité m’eût quittée.
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