Je m’enivrais ainsi d’une sorte de modestie capiteuse et m’habituais, hélas ! consultant peu ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m’eût coûté quelque effort.
Cette émulation n’éperonnait-elle que moi ? Il ne me paraît pas qu’Alissa y fût sensible et fît rien à cause de moi, ou pour moi, qui ne m’efforçais que pour elle. Tout, dans son âme sans apprêt, restait de la plus naturelle beauté. Sa vertu gardait tant d’aisance et de grâce qu’elle semblait un abandon. À cause de son sourire enfantin, la gravité de son regard était charmante ; je revois ce regard si doucement, si tendrement interrogateur se lever et comprends que mon oncle ait, dans son désarroi, cherché près de sa fille aînée soutien, conseil et réconfort. Souvent, dans l’été qui suivit, je le vis causer avec elle. Son chagrin l’avait beaucoup vieilli ; il ne parlait guère aux repas, ou parfois montrait brusquement une sorte de joie de commande, plus pénible que son silence. Il restait à fumer dans son bureau jusqu’à l’heure du soir où venait le retrouver Alissa ; il se faisait prier pour sortir ; elle l’emmenait comme un enfant, dans le jardin. Tous deux, descendant l’allée aux fleurs, allaient s’asseoir dans le rond-point, près l’escalier du potager, où nous avions porté des chaises.
Un soir que je m’attardais à lire, étendu sur le gazon à l’ombre d’un des grands hêtres pourpres, séparé de l’allée aux fleurs simplement par la haie de lauriers qui empêchait les regards, point les voix, j’entendis Alissa et mon oncle. Sans doute ils venaient de parler de Robert ; mon nom fut alors prononcé par Alissa, et, comme je commençais à distinguer leurs paroles, mon oncle s’écria :
– Oh ! lui, il aimera toujours le travail.
Écouteur malgré moi, je voulus m’en aller, tout au moins faire quelque mouvement qui leur signalât ma présence ; mais quoi ? tousser ? crier : je suis là ! je vous entends !… et ce fut bien plutôt la gêne et la timidité, que la curiosité d’en entendre davantage, qui me tinrent coi. Du reste ils ne faisaient que passer et je n’entendais que très imparfaitement leurs propos… Mais ils avançaient lentement ; sans doute, comme elle avait accoutumé, Alissa, un léger panier au bras, enlevait les fleurs fanées et ramassait au pied des espaliers les fruits encore verts que les fréquents brouillards de mer faisaient choir. J’entendis sa claire voix :
– Papa, est-ce que mon oncle Palissier était un homme remarquable ?
La voix de mon oncle était sourde et voilée ; je ne distinguai pas sa réponse. Alissa insista :
– Très remarquable, dis ?
De nouveau trop confuse réponse ; puis Alissa de nouveau :
– Jérôme est intelligent, n’est-ce pas ?
Comment n’eussé-je pas tendu l’oreille ?… Mais non, je ne pus rien distinguer. Elle reprit :
– Est-ce que tu crois qu’il deviendra quelqu’un de remarquable ?
Ici la voix de l’oncle se haussa :
– Mais, mon enfant, je voudrais d’abord savoir ce que tu entends par ce mot : remarquable ! Mais on peut être très remarquable sans qu’il y paraisse, du moins aux yeux des hommes… très remarquable aux yeux de Dieu.
– C’est bien ainsi que je l’entends, dit Alissa.
– Et puis… est-ce qu’on peut savoir ? Il est trop jeune… Oui, certainement, il promet beaucoup ; mais cela ne suffit pas pour réussir…
– Qu’est-ce qu’il faut encore ?
– Mais, mon enfant, que veux-tu que je te dise ? Il faut de la confiance, du soutien, de l’amour…
– Qu’appelles-tu du soutien ? interrompit Alissa.
– L’affection et l’estime qui m’ont manqué, répondit tristement mon oncle ; puis leur voix définitivement se perdit.
Au moment de ma prière du soir, j’eus des remords de mon indiscrétion involontaire, et me promis de m’en accuser à ma cousine. Peut-être que cette fois la curiosité d’en savoir un peu plus s’y mêlait.
Aux premiers mots que je lui dis le lendemain :
– Mais Jérôme, c’est très mal d’écouter ainsi. Tu devais nous avertir ou t’en aller.
– Je t’assure que je n’écoutais pas… que j’entendais sans le vouloir… Puis vous ne faisiez que passer.
– Nous marchions lentement.
– Oui, mais je n’entendais qu’à peine. J’ai cessé de vous entendre aussitôt… Dis, que t’a répondu mon oncle quand tu lui as demandé ce qu’il fallait pour réussir ?
– Jérôme, dit-elle en riant, tu l’as parfaitement entendu ! Tu t’amuses à me le faire redire.
– Je t’assure que je n’ai entendu que le commencement… quand il parlait de confiance et d’amour.
– Il a dit, après, qu’il fallait beaucoup d’autres choses.
– Mais toi, qu’est-ce que tu avais répondu ?
Elle devint tout à coup très grave :
– Quand il a parlé de soutien dans la vie, j’ai répondu que tu avais ta mère.
– Oh ! Alissa, tu sais bien que je ne l’aurai pas toujours… Et puis ce n’est pas la même chose…
Elle baissa le front :
– C’est aussi ce qu’il m’a répondu.
Je lui pris la main en tremblant.
– Tout ce que je serai plus tard, c’est pour toi que je le veux être.
– Mais, Jérôme, moi aussi je peux te quitter.
Mon âme entrait dans mes paroles :
– Moi, je ne te quitterai jamais.
Elle haussa un peu les épaules :
– N’es-tu pas assez fort pour marcher seul ? C’est tout seul que chacun de nous doit gagner Dieu.
– Mais c’est toi qui me montres la route.
– Pourquoi veux-tu chercher un autre guide que le Christ ?… Crois-tu que nous soyons jamais plus près l’un de l’autre que lorsque, chacun de nous deux oubliant l’autre, nous prions Dieu ?
– Oui, de nous réunir, interrompis-je ; c’est ce que je lui demande chaque matin et chaque soir.
– Est-ce que tu ne comprends pas ce que peut être la communion en Dieu ?
– Je la comprends de tout mon cœur : c’est se retrouver éperdument dans une même chose adorée. Il me semble que c’est précisément pour te retrouver que j’adore ce que je sais que tu adores aussi.
– Ton adoration n’est point pure.
– Ne m’en demande pas trop. Je ferais fi du ciel si je ne devais pas t’y retrouver.
Elle mit un doigt sur ses lèvres et un peu solennellement :
– « Recherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice. »
En transcrivant nos paroles, je sens bien qu’elles paraîtront peu enfantines à ceux qui ne savent pas combien sont volontiers graves les propos de certains enfants. Qu’y puis-je ? Chercherai-je à les excuser ? Pas plus que je ne veux les farder pour les faire paraître plus naturelles.
Nous nous étions procuré les Évangiles dans le texte de la Vulgate et en savions par cœur de longs passages. Sous prétexte d’aider son frère, Alissa avait appris avec moi le latin ; mais plutôt, je suppose, pour continuer de me suivre dans mes lectures. Et, certes, à peine osais-je prendre goût à une étude où je savais qu’elle ne m’accompagnerait pas. Si cela m’empêcha parfois, ce ne fut pas, comme on pourrait le croire, en arrêtant l’élan de mon esprit ; au contraire, il me semblait qu’elle me précédât partout librement. Mais mon esprit choisissait ses voies selon elle, et ce qui nous occupait alors, ce que nous appelions : pensée, n’était souvent qu’un prétexte à quelque communion plus savante qu’un déguisement du sentiment, qu’un revêtement de l’amour.
Ma mère avait pu s’inquiéter d’abord d’un sentiment dont elle ne mesurait pas encore la profondeur ; mais, à présent qu’elle sentait ses forces décliner, elle aimait à nous réunir dans un même embrassement maternel. La maladie de cœur dont elle souffrait depuis longtemps lui causait de plus en plus des fréquents malaises. Au cours d’une crise particulièrement forte, elle me fit approcher d’elle :
– Mon pauvre petit, tu vois que je vieillis beaucoup, me dit-elle ; un jour je te laisserai brusquement.
Elle se tut, très oppressée. Irrésistiblement, alors je m’écriai, ce qu’il semblait qu’elle attendait que je lui dise :
– Maman…, tu sais que je veux épouser Alissa. Et ma phrase faisait suite sans doute à ses plus intimes pensées, car elle reprit aussitôt :
– Oui, c’est de cela que je voulais te parler, mon Jérôme.
– Maman ! dis-je en sanglotant : tu crois qu’elle m’aime, n’est-ce pas ?
– Oui, mon enfant. Elle répéta plusieurs fois tendrement : Oui, mon enfant. Elle parlait péniblement. Elle ajouta : Il faut laisser faire au Seigneur.
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