Souvent ils étaient déjà entrés
dans la boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le
plaisir que j’avais auprès d’elle était tel que j’en venais à
oublier non seulement l’attente anxieuse qui précédait le retour
d’Albertine, mais même l’heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m’attardai chez
Mme de Guermantes, un qui fut marqué par un petit
incident dont la cruelle signification m’échappa entièrement et ne
fut comprise par moi que longtemps après. Cette fin
d’après-midi-là, Mme de Guermantes m’avait donné, parce
qu’elle savait que je les aimais, des seringas venus du Midi.
Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée ; je croisai dans l’escalier Andrée, que l’odeur
si violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
« Comment, vous êtes déjà rentrées ? lui dis-je. – Il
n’y a qu’un instant, mais Albertine avait à écrire, elle m’a
renvoyée. – Vous ne pensez pas qu’elle ait quelque projet
blâmable ? – Nullement, elle écrit à sa tante, je crois, mais
elle qui n’aime pas les odeurs fortes ne sera pas enchantée de vos
seringas. – Alors, j’ai eu une mauvaise idée ! Je vais dire à
Françoise de les mettre sur le carré de l’escalier de service. – Si
vous vous imaginez qu’Albertine ne sentira pas après vous l’odeur
de seringa. Avec l’odeur de la tubéreuse, c’est peut-être la plus
entêtante ; d’ailleurs je crois que Françoise est allée faire
une course. – Mais alors, moi qui n’ai pas aujourd’hui ma clef,
comment pourrai-je rentrer ? – Oh ! vous n’aurez qu’à
sonner. Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être
remontée dans l’intervalle. »
Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint
m’ouvrir, ce qui fut assez compliqué, car, Françoise étant
descendue, Albertine ne savait pas où allumer. Enfin elle put me
faire entrer, mais les fleurs de seringa la mirent en fuite. Je les
posai dans la cuisine, de sorte qu’interrompant sa lettre (je ne
compris pas pourquoi), mon amie eut le temps d’aller dans ma
chambre, d’où elle m’appela, et de s’étendre sur mon lit. Encore
une fois, au moment même, je ne trouvai à tout cela rien que de
très naturel, tout au plus d’un peu confus, en tous cas
d’insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée et
s’était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez moi
pour ne pas laisser voir son lit en désordre, et avait fait
semblant d’être en train d’écrire. Mais on verra tout cela plus
tard, tout cela dont je n’ai jamais su si c’était vrai. En général,
et sauf cet incident unique, tout se passait normalement quand je
remontais de chez la duchesse. Albertine ignorant si je ne désirais
pas sortir avec elle avant le dîner, je trouvais d’habitude dans
l’antichambre son chapeau, son manteau, son ombrelle qu’elle y
avait laissés à tout hasard. Dès qu’en entrant je les apercevais,
l’atmosphère de la maison devenait respirable. Je sentais qu’au
lieu d’un air raréfié, le bonheur la remplissait. J’étais sauvé de
ma tristesse, la vue de ces riens me faisait posséder Albertine, je
courais vers elle.
Les jours où je ne descendais pas chez Mme de
Guermantes, pour que le temps me semblât moins long durant cette
heure qui précédait le retour de mon amie, je feuilletais un album
d’Elstir, un livre de Bergotte, la sonate de Vinteuil.
Alors, comme les œuvres mêmes qui semblent s’adresser seulement
à la vue et à l’ouïe exigent que pour les goûter notre intelligence
éveillée collabore étroitement avec ces deux sens, je faisais, sans
m’en douter, sortir de moi les rêves qu’Albertine y avait jadis
suscités quand je ne la connaissais pas encore, et qu’avait éteints
la vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien ou
l’image du peintre comme dans un creuset, j’en nourrissais l’œuvre
que je lisais. Et sans doute celle-ci m’en paraissait plus vivante.
Mais Albertine ne gagnait pas moins à être ainsi transportée de
l’un des deux mondes où nous avons accès et où nous pouvons situer
tour à tour un même objet, à échapper ainsi à l’écrasante pression
de la matière pour se jouer dans les fluides espaces de la pensée.
Je me trouvais tout d’un coup et pour un instant pouvoir éprouver,
pour la fastidieuse jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait
à ce moment-là l’apparence d’une œuvre d’Elstir ou de Bergotte,
j’éprouvais une exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le
recul de l’imagination et de l’art.
Bientôt on me prévenait qu’elle venait de rentrer ; encore
avait-on ordre de ne pas dire son nom si je n’étais pas seul, si
j’avais, par exemple, avec moi Bloch, que je forçais à rester un
instant de plus, de façon à ne pas risquer qu’il rencontrât mon
amie. Car je cachais qu’elle habitait la maison, et même que je la
visse jamais chez moi, tant j’avais peur qu’un de mes amis
s’amourachât d’elle, ne l’attendît dehors, ou que, dans l’instant
d’une rencontre dans le couloir ou l’antichambre, elle pût faire un
signe et donner un rendez-vous. Puis j’entendais le bruissement de
la jupe d’Albertine se dirigeant vers sa chambre, car, par
discrétion et sans doute aussi par ces égards où, autrefois, dans
nos dîners à la Raspelière, elle s’était ingéniée pour que je ne
fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne sachant que je
n’étais pas seul. Mais ce n’était pas seulement pour cela, je le
comprenais tout à coup. Je me souvenais ; j’avais connu une
première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une
autre, l’actuelle. Et le changement, je n’en pouvais rendre
responsable que moi-même. Tout ce qu’elle m’eût avoué facilement,
puis volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé
de s’épandre dès qu’elle avait cru que je l’aimais, ou, sans
peut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentiment
inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et
cherche à apprendre davantage.
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