Depuis ce jour-là, elle m’avait tout
caché. Elle se détournait de ma chambre si elle pensait que
j’étais, non pas même, souvent, avec un ami, mais avec une amie,
elle dont les yeux s’intéressaient jadis si vivement quand je
parlais d’une jeune fille : « Il faut tâcher de la faire
venir, ça m’amuserait de la connaître. – Mais elle a ce que vous
appelez mauvais genre. – Justement, ce sera bien plus drôle. »
À ce moment-là, j’aurais peut-être pu tout savoir. Et même quand,
dans le petit Casino, elle avait détaché ses seins de ceux
d’Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma présence, mais
de celle de Cottard, lequel lui aurait fait, pensait-elle sans
doute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors, elle avait déjà
commencé de se figer, les paroles confiantes n’étaient plus sorties
de ses lèvres, ses gestes étaient réservés. Puis elle avait écarté
d’elle tout ce qui aurait pu m’émouvoir. Aux parties de sa vie que
je ne connaissais pas elle donnait un caractère dont mon ignorance
se faisait complice pour accentuer ce qu’il avait d’inoffensif. Et
maintenant, la transformation était accomplie, elle allait droit à
sa chambre si je n’étais pas seul, non pas seulement pour ne pas
déranger, mais pour me montrer qu’elle était insoucieuse des
autres. Il y avait une seule chose qu’elle ne ferait jamais plus
pour moi, qu’elle n’aurait faite qu’au temps où cela m’eût été
indifférent, qu’elle aurait faite aisément à cause de cela
même : c’était précisément avouer. J’en serais réduit pour
toujours, comme un juge, à tirer des conclusions incertaines
d’imprudences de langage qui n’étaient peut-être pas inexplicables
sans avoir recours à la culpabilité. Et toujours elle me sentirait
jaloux et juge.
Tout en écoutant les pas d’Albertine, avec le plaisir
confortable de penser qu’elle ne ressortirait plus ce soir,
j’admirais que, pour cette jeune fille dont j’avais cru autrefois
ne pouvoir jamais faire la connaissance, rentrer chaque jour chez
elle, ce fût précisément rentrer chez moi. Le plaisir fait de
mystère et de sensualité que j’avais éprouvé, fugitif et
fragmentaire, à Balbec, le soir où elle était venue coucher à
l’Hôtel, s’était complété, stabilisé, remplissait ma demeure, jadis
vide, d’une permanente provision de douceur domestique, presque
familiale, rayonnant jusque dans les couloirs, et de laquelle tous
mes sens, tantôt effectivement, tantôt, dans les moments où j’étais
seul, en imagination et par l’attente du retour, se nourrissaient
paisiblement. Quand j’avais entendu se refermer la porte de la
chambre d’Albertine, si j’avais un ami avec moi je me hâtais de le
faire sortir, ne le lâchant que quand j’étais bien sûr qu’il était
dans l’escalier, dont je descendais au besoin quelques marches. Il
me disait que j’allais prendre mal, me faisant remarquer que notre
maison était glaciale, pleine de courants d’air, et qu’on le
paierait bien cher pour qu’il y habitât. De ce froid on se
plaignait parce qu’il venait seulement de commencer et qu’on n’y
était pas habitué encore, mais, pour cette même raison, il
déchaînait en moi une joie qu’accompagnait le souvenir inconscient
des premiers soirs d’hiver où autrefois, revenant de voyage, pour
reprendre contact avec les plaisirs oubliés de Paris, j’allais au
café-concert. Aussi est-ce en chantant qu’après avoir quitté mon
ancien camarade, je remontais l’escalier et rentrais. La belle
saison, en s’enfuyant, avait emporté les oiseaux. Mais d’autres
musiciens invisibles, intérieurs, les avaient remplacés. Et la bise
glacée dénoncée par Bloch, et qui soufflait délicieusement par les
portes mal jointes de notre appartement, était, comme les beaux
jours de l’été par les oiseaux des bois, éperdument saluée de
refrains, inextinguiblement fredonnés, de Fragson, de Mayol ou de
Paulus. Dans le couloir, au-devant de moi, venait Albertine.
« Tenez, pendant que j’ôte mes affaires, je vous envoie
Andrée, elle est montée une seconde pour vous dire bonsoir. »
Et ayant encore autour d’elle le grand voile gris qui descendait de
la toque de chinchilla et que je lui avais donné à Balbec, elle se
retirait et rentrait dans sa chambre, comme si elle eût deviné
qu’Andrée, chargée par moi de veiller sur elle, allait, en me
donnant maint détail, en me faisant mention de la rencontre par
elles deux d’une personne de connaissance, apporter quelque
détermination aux régions vagues où s’était déroulée la promenade
qu’elles avaient faite toute la journée et que je n’avais pu
imaginer. Les défauts d’Andrée s’étaient accusés, elle n’était plus
aussi agréable que quand je l’avais connue. Il y avait maintenant
chez elle, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête à
s’amasser comme à la mer un « grain », si seulement je
venais à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine
et pour moi. Cela n’empêchait pas qu’Andrée pût être meilleure à
mon égard, m’aimer plus – et j’en ai eu souvent la preuve – que des
gens plus aimables. Mais le moindre air de bonheur qu’on avait,
s’il n’était pas causé par elle, lui produisait une impression
nerveuse, désagréable comme le bruit d’une porte qu’on ferme trop
fort. Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part,
non les plaisirs ; si elle me voyait malade, elle
s’affligeait, me plaignait, m’aurait soigné. Mais si j’avais une
satisfaction aussi insignifiante que de m’étirer d’un air de
béatitude en fermant un livre et en disant : « Ah !
je viens de passer deux heures charmantes à lire tel livre
amusant », ces mots, qui eussent fait plaisir à ma mère, à
Albertine, à Saint-Loup, excitaient chez Andrée une espèce de
réprobation, peut-être simplement de malaise nerveux. Mes
satisfactions lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher.
Ces défauts étaient complétés par de plus graves : un jour que
je parlais de ce jeune homme si savant en choses de courses, de
jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, que j’avais rencontré
avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner :
« Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une
instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d’autant plus,
mais je m’amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu’ils
m’attaquent en dénonciation calomnieuse.
1 comment