Je n’avais pas à
lui répondre comme quand nous causions, et même eussé-je pu me
taire, comme je faisais aussi quand elle parlait, qu’en l’entendant
parler je ne descendais pas tout de même aussi avant en elle.
Continuant à entendre, à recueillir, d’instant en instant, le
murmure, apaisant comme une imperceptible brise, de sa pure
haleine, c’était toute une existence physiologique qui était devant
moi, à moi ; aussi longtemps que je restais jadis couché sur
la plage, au clair de lune, je serais resté là à la regarder, à
l’écouter.
Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la
tempête se faisait sentir jusque dans la baie, et je me mettais
comme elle à écouter le grondement de son souffle qui ronflait.
Quelquefois, quand elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà
presque, son kimono, qu’elle jetait sur mon fauteuil. Pendant
qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans
la poche intérieure de ce kimono, où elle les mettait toujours. Une
signature, un rendez-vous donné eussent suffi pour prouver un
mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil
d’Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je la
contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un
pas, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie
offert, floche et sans défense, dans ce fauteuil. Peut-être,
faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit
par devenir fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans
cesse pour voir si Albertine ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au
fauteuil. Là, je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le
kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et
peut-être j’ai eu tort) jamais je n’ai touché au kimono, mis ma
main dans la poche, regardé les lettres. À la fin, voyant que je ne
me déciderais pas, je repartais à pas de loup, revenais près du lit
d’Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne me
dirait rien alors que je voyais sur un bras du fauteuil ce kimono
qui peut-être m’eût dit bien des choses. Et de même que des gens
louent cent francs par jour une chambre à l’Hôtel de Balbec pour
respirer l’air de la mer, je trouvais tout naturel de dépenser plus
que cela pour elle, puisque j’avais son souffle près de ma joue,
dans sa bouche que j’entr’ouvrais sur la mienne, où contre ma
langue passait sa vie.
Mais ce plaisir de la voir dormir, et qui était aussi doux que
la sentir vivre, un autre y mettait fin, et qui était celui de la
voir s’éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus
mystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez moi. Sans doute il
m’était doux, l’après-midi, quand elle descendait de voiture, que
ce fût dans mon appartement qu’elle rentrât. Il me l’était plus
encore que, quand du fond du sommeil elle remontait les derniers
degrés de l’escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu’elle
renaquît à la conscience et à la vie, qu’elle se demandât un
instant « où suis-je », et voyant les objets dont elle
était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peine
cligner les yeux, pût se répondre qu’elle était chez elle en
constatant qu’elle s’éveillait chez moi. Dans ce premier moment
délicieux d’incertitude, il me semblait que je prenais à nouveau
plus complètement possession d’elle, puisque, au lieu que, après
être sortie, elle entrât dans sa chambre, c’était ma chambre, dès
qu’elle serait reconnue par Albertine, qui allait l’enserrer, la
contenir, sans que les yeux de mon amie manifestassent aucun
trouble, restant aussi calmes que si elle n’avait pas dormi.
L’hésitation du réveil, révélée par son silence, ne l’était pas
par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole elle disait :
« Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un ou l’autre
de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même nom
qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : « Mon
Marcel », « Mon chéri Marcel ». Je ne permettais
plus dès lors qu’en famille nos parents, en m’appelant aussi
« chéri », ôtassent leur prix d’être uniques aux mots
délicieux que me disait Albertine. Tout en me les disant elle
faisait une petite moue qu’elle changeait d’elle-même en baiser.
Aussi vite qu’elle s’était tout à l’heure endormie, aussi vite elle
s’était réveillée.
Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait
de regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l’éclaire autrement que le soleil quand, debout, elle s’avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d’Albertine, n’étaient la cause importante, la différence qu’il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir
au début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer
les deux images sans amener un changement aussi complet ; il
s’était produit, essentiel et soudain, quand j’avais appris que mon
amie avait été presque élevée par l’amie de Mlle
Vinteuil. Si jadis je m’étais exalté en croyant voir du mystère
dans les yeux d’Albertine, maintenant je n’étais heureux que dans
les moments où de ces yeux, de ces joues mêmes, réfléchissantes
comme des yeux, tantôt si douces mais vite bourrues, je parvenais à
expulser tout mystère.
L’image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle
j’aurais voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vie
inconnue, c’était une Albertine aussi connue de moi qu’il était
possible (et c’est pour cela que cet amour ne pouvait être durable
à moins de rester malheureux, car, par définition, il ne contentait
pas le besoin de mystère), c’était une Albertine ne reflétant pas
un monde lointain, mais ne désirant rien d’autre – il y avait des
instants où, en effet, cela semblait ainsi – qu’être avec moi,
toute pareille à moi, une Albertine image de ce qui précisément
était mien et non de l’inconnu. Quand c’est, ainsi, d’une heure
angoissée relative à un être, quand c’est de l’incertitude si on
pourra le retenir ou s’il s’échappera, qu’est né un amour, cet
amour porte la marque de cette révolution qui l’a créé, il rappelle
bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand nous pensions à ce
même être. Et mes premières impressions devant Albertine, au bord
des flots pouvaient pour une petite part subsister dans mon amour
pour elle : en réalité, ces impressions antérieures ne
tiennent qu’une petite place dans un amour de ce genre ; dans
sa force, dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son
refuge vers un souvenir paisible, apaisant, où l’on voudrait se
tenir et ne plus rien apprendre de celle qu’on aime, même s’il y
avait quelque chose d’odieux à savoir – bien plus, même à ne
consulter que ces impressions antérieures – un tel amour est fait
de bien autre chose !
Quelquefois j’éteignais la lumière avant qu’elle entrât. C’était
dans l’obscurité, à peine guidée par la lumière d’un tison, qu’elle
se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la
reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent
avaient peur de la trouver changée. De sorte qu’à la faveur de cet
amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de
tendresse que d’habitude. D’autres fois, je me déshabillais, je me
couchais, et, Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions
notre partie ou notre conversation interrompues de baisers ;
et dans le désir qui seul nous fait trouver de l’intérêt dans
l’existence et le caractère d’une personne, nous restons si fidèles
à notre nature (si, en revanche, nous abandonnons successivement
les différents êtres aimés tour à tour par nous), qu’une fois,
m’apercevant dans la glace au moment où j’embrassais Albertine en
l’appelant ma petite fille, l’expression triste et passionnée de
mon propre visage, pareil à ce qu’il eût été autrefois auprès de
Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce qu’il serait peut-être
un jour auprès d’une autre si jamais je devais oublier Albertine,
me fit penser qu’au-dessus des considérations de personne
(l’instinct voulant que nous considérions l’actuelle comme seule
véritable) je remplissais les devoirs d’une dévotion ardente et
douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté
de la femme. Et pourtant, à ce désir, honorant d’un
« ex-voto » la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec,
se mêlait, dans le besoin que j’avais de garder ainsi tous les
soirs Albertine auprès de moi, quelque chose qui avait été étranger
jusqu’ici à ma vie, au moins amoureuse, s’il n’était pas
entièrement nouveau dans ma vie.
C’était un pouvoir d’apaisement tel que je n’en avais pas
éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère,
penchée sur mon lit, venait m’apporter le repos dans un baiser.
Certes, j’eusse été bien étonné, dans ce temps-là, si l’on m’avait
dit que je n’étais pas entièrement bon, et surtout que je
chercherais jamais à priver quelqu’un d’un plaisir. Je me
connaissais sans doute bien mal alors, car mon plaisir d’avoir
Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins un plaisir
positif que celui d’avoir retiré du monde, où chacun pouvait la
goûter à son tour, la jeune fille en fleurs qui, si, du moins, elle
ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres.
L’ambition, la gloire m’eussent laissé indifférent. Encore plus
étais-je incapable d’éprouver la haine. Et cependant, pour moi,
aimer charnellement c’était tout de même jouir d’un triomphe sur
tant de concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c’était un
apaisement plus que tout.
J’avais beau, avant qu’Albertine fût rentrée, avoir douté
d’elle, l’avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois
qu’en peignoir elle s’était assise en face de mon fauteuil, ou si,
comme c’était le plus fréquent, j’étais resté couché au pied de mon
lit, je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour
qu’elle m’en déchargeât, dans l’abdication d’un croyant qui fait sa
prière.
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