Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte ; son petit nez rose, qu’elle diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée ; elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée, et fermant à demi les yeux, décroisant les bras, avoir eu l’air de me dire : « Fais de moi ce que tu veux » ; quand, au moment de me quitter, elle s’approchait pour me dire bonsoir, c’était leur douceur devenue quasi familiale que je baisais des deux côtés de son cou puissant, qu’alors je ne trouvais jamais assez brun ni d’assez gros grain, comme si ces solides qualités eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.

C’était le tour d’Albertine de me dire bonsoir en m’embrassant de chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux plumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre que fussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que ma mère imposant le soir, à Combray, ses lèvres sur mon front.

« Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant ? me demandait-elle avant de me quitter. – Où irez-vous ? – Cela dépendra du temps et de vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit chéri ? Non ? Alors, c’était bien la peine de ne pas venir vous promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez deviné que c’était moi ? – Naturellement. Est-ce qu’on pourrait se tromper ? est-ce qu’on ne reconnaîtrait pas entre mille les pas de sa petite bécasse ? Qu’elle me permette de la déchausser avant qu’elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de dentelles. »

Telle était ma réponse ; au milieu des expressions charnelles, on en reconnaîtra d’autres qui étaient propres à ma mère et à ma grand’mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père qui – de tout autre façon que moi sans doute, car si les choses se répètent, c’est avec de grandes variations – s’intéressait si fort au temps qu’il faisait ; et pas seulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n’eût pu être pour moi qu’une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j’aurais bien juré que je n’avais pas un seul point commun, moi si passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque qui n’en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire, alors qu’elle avait été la seule personne de la famille qui n’eût pu encore comprendre que lire, c’était autre chose que de passer son temps à « s’amuser », ce qui rendait, même au temps pascal, la lecture permise le dimanche, où toute occupation sérieuse est défendue, afin qu’il soit uniquement sanctifié par la prière. Or, bien que chaque jour j’en trouvasse la cause dans un malaise particulier qui me faisait si souvent rester couché, un être, non pas Albertine, non pas un être que j’aimais, mais un être plus puissant sur moi qu’un être aimé, s’était transmigré en moi, despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux, ou du moins de m’empêcher d’aller vérifier s’ils étaient fondés ou non : c’était ma tante Léonie. C’était assez que je ressemblasse avec exagération à mon père jusqu’à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre, mais à devenir moi-même un baromètre vivant ; c’était assez que je me laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le temps, de ma chambre ou même de mon lit, voici de même que je parlais maintenant à Albertine, tantôt comme l’enfant que j’avais été à Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand’mère me parlait.

Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes, et par delà celles-ci, le passé de mes parents, mêlaient à mon impur amour pour Albertine la douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.

Avant qu’Albertine m’eût obéi et m’eût laissé enlever ses souliers, j’entr’ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrante de son corps que d’y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi.

Ô grandes attitudes de l’Homme et de la Femme où cherchent à se joindre, dans l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l’Homme au côté de qui elle s’éveille, comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a formé. Albertine nouait ses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambe tombante en une inflexion de col de cygne qui s’allonge et se recourbe pour revenir sur lui-même. Il n’y avait que quand elle était tout à fait sur le côté qu’on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dont la présence chez moi m’eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt je prenais la figure d’Albertine dans mes mains et je la replaçais de face.

« Soyez gentil, promettez-moi que, si vous ne venez pas demain, vous travaillerez », disait mon amie en remettant sa chemise. « Oui, mais ne mettez pas encore votre peignoir. » Quelquefois je finissais par m’endormir à côté d’elle. La chambre s’était refroidie, il fallait du bois. J’essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n’y arrivais pas, tâtant tous les barreaux de cuivre qui n’étaient pas ceux entre lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que Françoise ne nous vît pas l’un à côté de l’autre, je disais : « Non remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette. »

Instants doux, gais, innocents en apparence et où s’accumule pourtant la possibilité, en nous insoupçonnée, du désastre, ce qui fait de la vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus riants et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère d’où ne pourra sortir que la catastrophe. J’avais l’insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable.

C’est justement parce que cette douceur a été nécessaire pour enfanter la douleur – et reviendra du reste la calmer par intermittences – que les hommes peuvent être sincères avec autrui, et même avec eux-mêmes, quand ils se glorifient de la bonté d’une femme envers eux, quoique, à tout prendre, au sein de leur liaison circule constamment, d’une façon secrète, inavouée aux autres, ou révélée involontairement par des questions, des enquêtes, une inquiétude douloureuse. Mais celle-ci n’aurait pas pu naître sans la douceur préalable, que même ensuite la douceur intermittente est nécessaire pour rendre la souffrance supportable et éviter les ruptures, la dissimulation de l’enfer secret qu’est la vie commune avec cette femme, jusqu’à l’ostentation d’une intimité qu’on prétend douce, exprime un point de vue vrai, un lien général de l’effet à la cause, un des modes selon lesquels la production de la douleur est rendue possible.

Je ne m’étonnais plus qu’Albertine fût là et dût ne sortir le lendemain qu’avec moi ou sous la protection d’Andrée. Ces habitudes de vie en commun, ces grandes lignes qui délimitaient mon existence et à l’intérieur desquelles ne pouvait pénétrer personne excepté Albertine, aussi (dans le plan futur, encore inconnu de moi, de ma vie ultérieure, comme celui qui est tracé par un architecte pour des monuments qui ne s’élèveront que bien plus tard) les lignes lointaines, parallèles à celles-ci et plus vastes, par lesquelles s’esquissait en moi, comme un ermitage isolé, la formule un peu rigide et monotone de mes amours futures, avaient été en réalité tracées cette nuit à Balbec où, dans le petit tram, après qu’Albertine m’avait révélé qui l’avait élevée, j’avais voulu à tout prix la soustraire à certaines influences et l’empêcher d’être hors de ma présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours, ces habitudes étaient devenues machinales, mais comme ces rites dont l’Histoire essaye de retrouver la signification, j’aurais pu dire (et ne l’aurais pas voulu), à qui m’eût demandé ce que signifiait cette vie de retraite où je me séquestrais jusqu’à ne plus aller au théâtre, qu’elle avait pour origine l’anxiété d’un soir et le besoin de me prouver à moi-même, les jours qui la suivraient, que celle dont j’avais appris la fâcheuse enfance n’aurait pas la possibilité, si elle l’avait voulu, de s’exposer aux mêmes tentations. Je ne songeais plus qu’assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient pourtant rester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les détruire – ou d’y tâcher – jour par jour était sans doute la cause pourquoi il m’était doux d’embrasser ces joues qui n’étaient pas plus belles que bien d’autres ; sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d’un danger.

*   *   *

J’avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me mettrais au travail ; mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m’éveillais par un temps différent, sous un autre climat. On ne travaille pas au moment où on débarque dans un pays nouveau, aux conditions duquel il faut s’adapter. Or chaque jour était pour moi un pays différent. Ma paresse elle-même, sous les formes nouvelles qu’elle revêtait, comment l’eussé-je reconnue ?

Tantôt, par des jours irrémédiablement mauvais, disait-on, rien que la résidence dans la maison, située au milieu d’une pluie égale et continue, avait la glissante douceur, le silence calmant, l’intérêt d’une navigation ; une autre fois, par un jour clair, en restant immobile dans mon lit, c’était laisser tourner les ombres autour de moi comme d’un tronc d’arbre.

D’autres fois encore, aux premières cloches d’un couvent voisin, rares comme les dévotes matinales, blanchissant à peine le ciel sombre de leurs giboulées incertaines que fondait et dispersait le vent tiède, j’avais discerné une de ces journées tempétueuses, désordonnées et douces, où les toits, mouillés d’une ondée intermittente que sèchent un souffle ou un rayon, laissent glisser en roucoulant une goutte de pluie et, en attendant que le vent recommence à tourner, lissent au soleil momentané qui les irise leurs ardoises gorge-de-pigeon ; une de ces journées remplies par tant de changements de temps, d’incidents aériens, d’orages, que le paresseux ne croit pas les avoir perdues parce qu’il s’est intéressé à l’activité qu’à défaut de lui l’atmosphère, agissant en quelque sorte à sa place, a déployée ; journées pareilles à ces temps d’émeute ou de guerre, qui ne semblent pas vides à l’écolier délaissant sa classe parce que, aux alentours du Palais de Justice ou en lisant les journaux, il a l’illusion de trouver dans les événements qui se sont produits, à défaut de la besogne qu’il n’a pas accomplie, un profit pour son intelligence et une excuse pour son oisiveté ; journées auxquelles on peut comparer celles où se passe dans notre vie quelque crise exceptionnelle et de laquelle celui qui n’a jamais rien fait croit qu’il va tirer, si elle se dénoue heureusement, des habitudes laborieuses ; par exemple, c’est le matin où il sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions particulièrement dangereuses ; alors, lui apparaît tout d’un coup, au moment où elle va peut-être lui être enlevée, le prix d’une vie de laquelle il aurait pu profiter pour commencer une œuvre ou seulement goûter des plaisirs, et dont il n’a su jouir en rien. « Si je pouvais ne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à la minute même, et aussi comme je m’amuserais. »

La vie a pris en effet soudain, à ses yeux, une valeur plus grande, parce qu’il met dans la vie tout ce qu’il semble qu’elle peut donner, et non pas le peu qu’il lui fait donner habituellement.