Il la voit selon son désir, non telle que son
expérience lui a appris qu’il savait la rendre, c’est-à-dire si
médiocre ! Elle s’est, à l’instant, remplie des labeurs, des
voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles choses
qu’il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre
impossibles, alors qu’elles l’étaient avant qu’il fût question de
duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient
continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il
retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux
voyages, à tout ce dont il avait craint un instant d’être à jamais
dépouillé par la mort ; il suffit pour cela de la vie. Quant
au travail – les circonstances exceptionnelles ayant pour effet
d’exalter ce qui existait préalablement dans l’homme, chez le
laborieux le labeur et chez l’oisif la paresse, – il se donne
congé.
Je faisais comme lui, et comme j’avais toujours fait depuis ma
vieille résolution de me mettre à écrire, que j’avais prise jadis,
mais qui me semblait dater d’hier, parce que j’avais considéré
chaque jour l’un après l’autre comme non avenu. J’en usais de même
pour celui-ci, laissant passer sans rien faire ses averses et ses
éclaircies et me promettant de commencer à travailler le lendemain.
Mais je n’y étais plus le même sous un ciel sans nuages ; le
son doré des cloches ne contenait pas seulement, comme le miel, de
la lumière, mais la sensation de la lumière et aussi la saveur fade
des confitures (parce qu’à Combray il s’était souvent attardé comme
une guêpe sur notre table desservie). Par ce jour de soleil
éclatant, rester tout le jour les yeux clos, c’était chose permise,
usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme tenir ses persiennes
fermées contre la chaleur.
C’était par de tels temps qu’au début de mon second séjour à
Balbec j’entendais les violons de l’orchestre entre les coulées
bleuâtres de la marée montante. Combien je possédais plus Albertine
aujourd’hui ! Il y avait des jours où le bruit d’une cloche
qui sonnait l’heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaque
si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que
c’était comme une traduction pour aveugles, ou, si l’on veut, comme
une traduction musicale du charme de la pluie ou du charme du
soleil. Si bien qu’à ce moment-là, les yeux fermés, dans mon lit,
je me disais que tout peut se transposer et qu’un univers seulement
audible pourrait être aussi varié que l’autre. Remontant
paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et voyant
apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés, que
je ne choisissais pas, qui, l’instant d’avant, m’étaient
invisibles, et que ma mémoire me présentait l’un après l’autre sans
que je puisse les choisir, je poursuivais paresseusement, sur ces
espaces unis, ma promenade au soleil.
Ces concerts matinaux de Balbec n’étaient pas anciens. Et
pourtant, à ce moment relativement rapproché, je me souciais peu
d’Albertine. Même, les tout premiers jours de l’arrivée, je n’avais
pas connu sa présence à Balbec. Par qui donc l’avais-je
apprise ? Ah ! oui, par Aimé. Il faisait un beau soleil
comme celui-ci. Il était content de me revoir. Mais il n’aime pas
Albertine. Tout le monde ne peut pas l’aimer. Oui, c’est lui qui
m’a annoncé qu’elle était à Balbec. Comment le savait-il
donc ? Ah ! il l’avait rencontrée, il lui avait trouvé
mauvais genre. À ce moment, abordant le récit d’Aimé par une autre
face que celle où il me l’avait fait, ma pensée, qui jusqu’ici
avait navigué en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait
soudain, comme si elle eût heurté une mine invisible et dangereuse,
insidieusement posée à ce point de ma mémoire. Il m’avait dit qu’il
l’avait rencontrée, qu’il lui avait trouvé mauvais genre.
Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre ? J’avais compris
genre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, j’avais
déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être
avait-il voulu dire genre gomorrhéen. Elle était avec une amie,
peut-être qu’elles se tenaient par la taille, qu’elles regardaient
d’autres femmes, qu’elles avaient en effet un « genre »
que je n’avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était
l’amie ? où Aimé l’avait-il rencontrée, cette odieuse
Albertine ?
Je tâchais de me rappeler exactement ce qu’Aimé m’avait dit,
pour voir si cela pouvait se rapporter à ce que j’imaginais ou s’il
avait voulu parler seulement de manières communes. Mais j’avais
beau me le demander, la personne qui se posait la question et la
personne qui pouvait offrir le souvenir n’étaient, hélas, qu’une
seule et même personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais
sans rien s’ajouter. J’avais beau questionner, c’était moi qui
répondais, je n’apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à
Mlle Vinteuil. Né d’un soupçon nouveau, l’accès de
jalousie dont je souffrais était nouveau aussi, ou plutôt il
n’était que le prolongement, l’extension de ce soupçon, il avait le
même théâtre, qui n’était plus Montjouvain, mais la route où Aimé
avait rencontré Albertine ; pour objets, les quelques amies
dont l’une ou l’autre pouvait être celle qui était avec Albertine
ce jour-là. C’était peut-être une certaine Élisabeth, ou bien
peut-être ces deux jeunes filles qu’Albertine avait regardées dans
la glace, au Casino, quand elle n’avait pas l’air de les voir. Elle
avait sans doute des relations avec elles, et d’ailleurs aussi avec
Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles
m’avaient été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à
demi, mais comme c’était moi qui les imaginais, j’avais soin d’y
ajouter assez d’incertitude pour amortir la douleur.
On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement,
à doses énormes, cette même idée qu’on est trompé, de laquelle une
quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre
d’une parole déchirante. C’est sans doute pour cela, et par un
dérivé de l’instinct de conservation, que le même jaloux n’hésite
pas à former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à
condition, devant la première preuve qu’on lui apporte, de se
refuser à l’évidence.
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