Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté
même ; ce qui est une des raisons pourquoi l’on voit des
hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer
passionnément certaines qui nous semblent laides. À ces êtres-là, à
ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des
ailes. Et même auprès de nous leur regard semble nous dire qu’ils
vont s’envoler. La preuve de cette beauté surpassant la beauté
qu’ajoutent les ailes est que bien souvent pour nous un même être
est successivement sans ailes et ailé. Que nous craignions de le
perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous le
comparons à ces autres, qu’aussitôt nous lui préférons. Et comme
ces émotions et ces certitudes peuvent alterner d’une semaine à
l’autre, un être peut une semaine se voir sacrifier tout ce qui
plaisait, la semaine suivante être sacrifié, et ainsi de suite
pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous ne
savions par l’expérience que tout homme a d’avoir dans sa vie au
moins une fois cessé d’aimer, oublié une femme, le peu de chose
qu’est en soi-même un être quand il n’est plus, ou qu’il n’est pas
encore, perméable à nos émotions. Et, bien entendu, si nous
disons : êtres de fuite, c’est également vrai des êtres en
prison, des femmes captives, qu’on croit qu’on ne pourra jamais
avoir. Aussi les hommes détestent les entremetteuses, car elles
facilitent la fuite, font briller la tentation, mais s’ils aiment
au contraire une femme cloîtrée, ils recherchent volontiers les
entremetteuses pour les faire sortir de leur prison et nous les
amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes qu’on enlève
sont moins durables que d’autres, la cause en est que la peur de ne
pas arriver à les obtenir ou l’inquiétude de les voir fuir est tout
notre amour, et qu’une fois enlevées à leur mari, arrachées à leur
théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées, en un
mot, de notre émotion quelle qu’elle soit, elles sont seulement
elles-mêmes, c’est-à-dire presque rien, et, si longtemps
convoitées, sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si
peur d’être quitté par elles.
J’ai dit : « Comment n’avais-je pas
deviné ? » Mais ne l’avais-je pas deviné dès le premier
jour à Balbec ? N’avais-je pas deviné en Albertine une de ces
filles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d’êtres
cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans sa
boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant qu’on n’y entre,
mais que dans la foule immense et renouvelée ? Non pas
seulement tant d’êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,
l’inquiète recherche de tant d’êtres. À Balbec je n’avais pas été
troublé par ce que je n’avais même pas supposé qu’un jour je serais
sur des pistes même fausses. N’importe ! cela avait donné pour
moi à Albertine la plénitude d’un être empli jusqu’au bord par la
superposition de tant d’êtres, de tant de désirs, et de souvenirs
voluptueux d’êtres. Et maintenant qu’elle m’avait dit un jour
« Mlle Vinteuil », j’aurais voulu non pas
arracher sa robe pour voir son corps, mais, à travers son corps,
voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de ses prochains et
ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent
soudain une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou
à qui il ne manquait que cette duplicité pour que nous l’aimions)
nous les cache ! En elle-même, la souffrance ne nous donne pas
forcément des sentiments d’amour ou de haine pour la personne qui
la cause : un chirurgien qui nous fait mal nous reste
indifférent. Mais une femme qui nous a dit pendant quelque temps
que nous étions tout pour elle, sans qu’elle fût elle-même tout
pour nous, une femme que nous avons plaisir à voir, à embrasser, à
tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si seulement nous
éprouvons, à une brusque résistance, que nous ne disposons pas
d’elle. La déception réveille alors parfois en nous le souvenir
oublié d’une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne pas
avoir été provoquée par cette femme, mais par d’autres dont les
trahisons s’échelonnent sur notre passé ; au reste, comment
a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un
mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l’amour
n’est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre
besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous a fait
souffrir ? Pour sortir de l’accablement qu’on éprouve quand on
découvre ce mensonge et cette résistance, il y a le triste remède
de chercher à agir malgré elle, à l’aide des êtres qu’on sent plus
mêlés à sa vie que nous-même, sur celle qui nous résiste et qui
nous ment, à ruser nous-même, à nous faire détester. Mais la
souffrance d’un tel amour est de celles qui font invinciblement que
le malade cherche dans un changement de position un bien-être
illusoire.
Ces moyens d’action ne nous manquent pas, hélas ! Et
l’horreur de ces amours que l’inquiétude seule a enfantées vient de
ce que nous tournons et retournons sans cesse dans notre cage des
propos insignifiants ; sans compter que rarement les êtres
pour qui nous les éprouvons nous plaisent physiquement d’une
manière complète, puisque ce n’est pas notre goût délibéré, mais le
hasard d’une minute d’angoisse, minute indéfiniment prolongée par
notre faiblesse de caractère, laquelle refait chaque soir les
expériences et s’abaisse à des calmants, qui choisit pour nous.
Sans doute mon amour pour Albertine n’était pas le plus dénué de
ceux jusqu’où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il
n’était pas entièrement platonique ; elle me donnait des
satisfactions charnelles, et puis elle était intelligente. Mais
tout cela était une superfétation. Ce qui m’occupait l’esprit
n’était pas ce qu’elle avait pu dire d’intelligent, mais tel mot
qui éveillait chez moi un doute sur ses actes ; j’essayais de
me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel air, à quel
moment, en réponse à quelle parole, de reconstituer toute la scène
de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu aller chez
les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage l’air fâché.
Il se fût agi de l’événement le plus important que je ne me fusse
pas donné tant de peine pour en rétablir la vérité, en restituer
l’atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces inquiétudes, après
avoir atteint un degré où elles nous sont insupportables, on arrive
parfois à les calmer entièrement pour un soir. La fête où l’amie
qu’on aime doit se rendre, et sur la vraie nature de laquelle notre
esprit travaillait depuis des jours, nous y sommes conviés aussi,
notre amie n’y a de regards et de paroles que pour nous, nous la
ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes dissipées, un
repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu’on goûte parfois
dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et, sans
doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé. Mais
n’aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,
volontairement, l’anxiété, et plus cher encore ? D’ailleurs,
nous savons bien que, si profondes que puissent être ces détentes
momentanées, l’inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois,
même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous
apporter le repos. Mais, le plus souvent, nous ne faisons que
changer d’inquiétude. Un des mots de la phrase qui devait nous
calmer met nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre
jalousie et l’aveuglement de notre crédulité sont plus grands que
ne pouvait supposer la femme que nous aimons.
Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n’est pour
elle qu’un ami, elle nous bouleverse en nous apprenant – ce que
nous ne soupçonnions pas – qu’il était pour elle un ami. Tandis
qu’elle nous raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils
ont pris le thé ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu’elle
dit, l’invisible, l’insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue
qu’il lui a demandé d’être sa maîtresse, et nous souffrons le
martyre qu’elle ait pu écouter ses propositions. Elle les a
refusées, dit-elle.
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