Mais tout à l’heure, en nous rappelant son
récit, nous nous demanderons si le récit est bien véridique, car il
y a, entre les différentes choses qu’elle nous a dites, cette
absence de lien logique et nécessaire qui, plus que les faits qu’on
raconte, est le signe de la vérité. Et puis elle a eu cette
terrible intonation dédaigneuse : « Je lui ai dit non,
catégoriquement », qui se retrouve dans toutes les classes de
la société quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier
d’avoir refusé, l’encourager par notre bonté à nous faire de
nouveau à l’avenir des confidences si cruelles. Tout au plus
faisons-nous la remarque : « Mais s’il vous avait déjà
fait des propositions, pourquoi avez-vous consenti à prendre le thé
avec lui ? – Pour qu’il ne pût pas m’en vouloir et dire que je
n’ai pas été gentille. » Et nous n’osons pas lui répondre
qu’en refusant elle eût peut-être été plus gentille pour nous.
D’ailleurs, Albertine m’effrayait en me disant que j’avais
raison, pour ne pas lui faire du tort, de dire que je n’étais pas
son amant, puisque aussi bien, ajoutait-elle, « c’est la
vérité que vous ne l’êtes pas ». Je ne l’étais peut-être pas
complètement en effet, mais alors fallait-il penser que toutes les
choses que nous faisions ensemble, elle les faisait aussi avec tous
les hommes dont elle me jurait qu’elle n’avait pas été la
maîtresse ? Vouloir connaître à tout prix ce qu’Albertine
pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était étrange
que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j’avais éprouvé le
même besoin de savoir, au sujet de Gilberte, des noms propres, des
faits, qui m’étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien
compte qu’en elles-mêmes les actions d’Albertine n’avaient pas plus
d’intérêt. Il est curieux qu’un premier amour, si, par la fragilité
qu’il laisse à notre cœur, il fraye la voie aux amours suivantes,
ne nous donne pas du moins, par l’identité même des symptômes et
des souffrances, le moyen de les guérir.
D’ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait ? Ne sait-on
pas d’abord d’une façon générale le mensonge et la discrétion même
de ces femmes qui ont quelque chose à cacher ? Y a-t-il là
possibilité d’erreur ? Elles se font une vertu de se taire,
alors que nous voudrions tant les faire parler. Et nous sentons
qu’à leur complice elles ont affirmé : « Je ne dis jamais
rien. Ce n’est pas par moi qu’on saura quelque chose, je ne dis
jamais rien. » On donne sa fortune, sa vie pour un être, et
pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt
ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait
garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul,
c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces mille
racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée
de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ;
c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas
nous dégager. De même qu’il y a des avares qui entassent par
générosité, nous sommes des prodigues qui dépensent par avarice, et
c’est moins à un être que nous sacrifions notre vie, qu’à tout ce
qu’il a pu attacher autour de lui de nos heures, de nos jours, de
ce à côté de quoi la vie non encore vécue, la vie relativement
future, nous semble une vie plus lointaine, plus détachée, moins
intime, moins nôtre. Ce qu’il faudrait, c’est se dégager de ces
liens qui ont tellement plus d’importance que lui, mais ils ont
pour effet de créer en nous des devoirs momentanés à son égard,
devoirs qui font que nous n’osons pas le quitter de peur d’être mal
jugé de lui – alors que plus tard nous oserions, car, dégagé de
nous, il ne serait plus nous – et que nous ne nous créons en
réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction apparente,
aboutir au suicide) qu’envers nous-mêmes.
Si je n’aimais pas Albertine (ce dont je n’étais pas sûr), cette
place qu’elle tenait auprès de moi n’avait rien
d’extraordinaire : nous ne vivons qu’avec ce que nous n’aimons
pas, que nous n’avons fait vivre avec nous que pour tuer
l’insupportable amour, qu’il s’agisse d’une femme, d’un pays, ou
encore d’une femme enfermant un pays. Même nous aurions bien peur
de recommencer à aimer si l’absence se produisait de nouveau. Je
n’en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses mensonges, ses
aveux, me laissaient à achever la tâche d’éclaircir la
vérité : ses mensonges si nombreux, parce qu’elle ne se
contentait pas de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais
parce que par nature elle était, en dehors de cela, menteuse, et si
changeante d’ailleurs que, même en me disant chaque fois la vérité,
ce que, par exemple, elle pensait des gens, elle eût dit chaque
fois des choses différentes ; ses aveux, parce que si rares,
si court arrêtés, ils laissaient entre eux, en tant qu’ils
concernaient le passé, de grands intervalles tout en blanc et sur
toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour cela
d’abord apprendre sa vie.
Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les
paroles sibyllines de Françoise, ce n’était pas que sur des points
particuliers, c’était sur tout un ensemble qu’Albertine me mentait,
et je verrais « tout par un beau jour » ce que Françoise
faisait semblant de savoir, ce qu’elle ne voulait pas me dire, ce
que je n’osais pas lui demander. D’ailleurs, c’était sans doute par
la même jalousie qu’elle avait eue jadis envers Eulalie que
Françoise parlait des choses les plus invraisemblables, tellement
vagues qu’on pouvait tout au plus y supposer l’insinuation, bien
invraisemblable, que la pauvre captive (qui aimait les femmes)
préférait un mariage avec quelqu’un qui ne semblait pas tout à fait
être moi. Si cela avait été, malgré ses radiotélépathies, comment
Françoise l’aurait-elle su ? Certes, les récits d’Albertine ne
pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils étaient chaque jour
aussi opposés que les couleurs d’une toupie presque arrêtée.
D’ailleurs, il semblait bien que c’était surtout la haine qui
faisait parler Françoise. Il n’y avait pas de jour qu’elle ne me
dît et que je ne supportasse, en l’absence de ma mère, des paroles
telles que : « Certes, vous êtes gentil et je n’oublierai
jamais la reconnaissance que je vous dois (ceci probablement pour
que je me crée des titres à sa reconnaissance), mais la maison est
empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que
l’intelligence protège la personne la plus bête qu’on ait jamais
vue, que la finesse, les manières, l’esprit, la dignité en toutes
choses, l’air et la réalité d’un prince se laissent faire la loi et
monter le coup et me faire humilier, moi qui suis depuis quarante
ans dans la famille, par le vice, par ce qu’il y a de plus vulgaire
et de plus bas. »
Françoise en voulait surtout à Albertine d’être commandée par
quelqu’un d’autre que nous et d’un surcroît de travail de ménage,
d’une fatigue qui altérant la santé de notre vieille servante,
laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,
n’étant pas « une propre à rien ». Cela eût suffi à
expliquer cet énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût
voulu qu’Albertine-Esther fût bannie. C’était le vœu de Françoise.
Et en la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante.
Mais à mon avis, ce n’était pas seulement cela. Une telle haine
n’avait pu naître que dans un corps surmené. Et plus encore que
d’égards, Françoise avait besoin de sommeil.
Albertine allait ôter ses affaires et, pour aviser au plus vite,
j’essayai de téléphoner à Andrée ; je me saisis du récepteur,
j’invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu’exciter leur
fureur qui se traduisit par ces mots : « Pas
libre. » Andrée était en effet en train de causer avec
quelqu’un. En attendant qu’elle eût achevé sa communication, je me
demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler
les portraits féminins du XVIIIe siècle, où l’ingénieuse
mise en scène est un prétexte aux expressions de l’attente, de la
bouderie, de l’intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos
modernes Boucher ou Fragonard ne peignait, au lieu de « la
lettre », ou « du clavecin », etc., cette scène qui
pourrait s’appeler : « Devant le téléphone », et où
naîtrait spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourire
d’autant plus vrai qu’il sait n’être pas vu. Enfin, Andrée
m’entendit : « Vous venez prendre Albertine
demain ? » et en prononçant ce nom d’Albertine, je
pensais à l’envie que m’avait inspirée Swann quand il m’avait dit,
le jour de la fête chez la princesse de Guermantes :
« Venez voir Odette », et que j’avais pensé à ce que
malgré tout il y avait de fort dans un prénom qui, aux yeux de tout
le monde et d’Odette elle-même, n’avait que dans la bouche de Swann
ce sens absolument possessif.
Qu’une telle mainmise – résumée en un vocable – sur toute une
existence m’avait paru, chaque fois que j’étais amoureux, devoir
être douce ! Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien
cela est devenu indifférent, ou bien l’habitude n’a pas émoussé la
tendresse, mais elle en a changé les douceurs en douleurs. Le
mensonge est bien peu de chose, nous vivons au milieu de lui sans
faire autre chose qu’en sourire, nous le pratiquons sans croire
faire mal à personne, mais la jalousie en souffre et voit plus
qu’il ne cache (souvent notre amie refuse de passer la soirée avec
nous et va au théâtre tout simplement pour que nous ne voyions pas
qu’elle a mauvaise mine). Combien, souvent, elle reste aveugle à ce
que cache la vérité ! Mais elle ne peut rien obtenir, car
celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le couteau,
de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais dire de
cette façon-là « Albertine » à Andrée. Et pourtant pour
Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n’étais
rien.
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