Et je comprenais l’impossibilité où se heurte l’amour.
Nous nous imaginons qu’il a pour objet un être qui peut être
couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas ! il est
l’extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps
que cet être a occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son
contact avec tel lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas.
Or nous ne pouvons toucher tous ces points. Si encore ils nous
étaient désignés, peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu’à
eux. Mais nous tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la
jalousie, les persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une
piste absurde et nous passons sans le soupçonner à côté du
vrai.
Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes
vertigineusement agiles, s’irritait non plus que je parlasse, mais
que je ne dise rien. « Mais voyons, c’est libre, depuis le
temps que vous êtes en communication ; je vais vous
couper. » Mais elle n’en fit rien, et tout en suscitant la
présence d’Andrée, l’enveloppa, en grand poète qu’est toujours une
demoiselle du téléphone, de l’atmosphère particulière à la demeure,
au quartier, à la vie même de l’amie d’Albertine. « C’est
vous ? » me dit Andrée dont la voix était projetée
jusqu’à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui a le
privilège de rendre les sons plus rapides que l’éclair.
« Écoutez, répondis-je ; allez où vous voudrez, n’importe
où, excepté chez Mme Verdurin. Il faut à tout prix en
éloigner demain Albertine. – C’est que justement elle doit y aller
demain. – Ah ! »
Mais j’étais obligé d’interrompre un instant et de faire des
gestes menaçants, car si Françoise continuait – comme si c’eût été
quelque chose d’aussi désagréable que la vaccine ou d’aussi
périlleux que l’aéroplane – à ne pas vouloir apprendre à
téléphoner, ce qui nous eût déchargés des communications qu’elle
pouvait connaître sans inconvénient, en revanche, elle entrait
immédiatement chez moi dès que j’étais en train d’en faire d’assez
secrètes pour que je tinsse particulièrement à les lui cacher.
Quand elle fut sortie de la chambre non sans s’être attardée à
emporter divers objets qui y étaient depuis la veille et eussent pu
y rester, sans gêner le moins du monde, une heure de plus, et pour
remettre dans le feu une bûche bien inutile par la chaleur brûlante
que me donnaient la présence de l’intruse et la peur de me voir
« couper » par la demoiselle : « Pardonnez-moi,
dis-je à Andrée, j’ai été dérangé. C’est absolument sûr qu’elle
doit aller demain chez les Verdurin ? – Absolument, mais je
peux lui dire que cela vous ennuie. – Non, au contraire ; ce
qui est possible, c’est que je vienne avec vous. – Ah ! »
fit Andrée d’une voix fort ennuyée et comme effrayée de mon audace,
qui ne fit du reste que s’en affermir. « Alors, je vous quitte
et pardon de vous avoir dérangée pour rien. – Mais non », dit
Andrée et (comme maintenant, l’usage du téléphone étant devenu
courant, autour de lui s’était développé l’enjolivement de phrases
spéciales, comme jadis autour des « thés ») elle
ajouta : « Cela m’a fait grand plaisir d’entendre votre
voix. »
J’aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu’Andrée, car
je venais d’être infiniment sensible à sa voix, n’ayant jamais
remarqué jusque-là qu’elle était si différente des autres. Alors,
je me rappelai d’autres voix encore, des voix de femmes surtout,
les unes ralenties par la précision d’une question et l’attention
de l’esprit, d’autres essoufflées, même interrompues, par le flot
lyrique de ce qu’elles racontent ; je me rappelai une à une la
voix de chacune des jeunes filles que j’avais connues à Balbec,
puis de Gilberte, puis de ma grand’mère, puis de Mme de
Guermantes ; je les trouvai toutes dissemblables, moulées sur
un langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrument
différent, et je me dis quel maigre concert doivent donner au
paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux peintres,
quand je voyais s’élever vers Dieu, par dizaines, par centaines,
par milliers, l’harmonieuse et multisonore salutation de toutes les
Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en quelques
mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,
d’avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d’un
pouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre,
mais mes actions de grâce restèrent sans autre réponse que d’être
coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de
satin noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d’elle la
Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d’air,
l’atmosphère des foules et peut-être l’habitude du vice, et dont
les yeux semblaient plus inquiets parce que ne les égayait pas la
rougeur des joues.
« Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner ?
À Andrée. – À Andrée ? » s’écria Albertine sur un ton
bruyant, étonné, ému, qu’une nouvelle aussi simple ne comportait
pas. « J’espère qu’elle a pensé à vous dire que nous avions
rencontré Mme Verdurin l’autre jour. – Madame
Verdurin ? je ne me rappelle pas », répondis-je en ayant
l’air de penser à autre chose, à la fois pour sembler indifférent à
cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui m’avait dit où
Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si
demain elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais demandé
de l’empêcher, coûte que coûte, d’aller chez les Verdurin, et si
elle ne lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs
fois des recommandations analogues. Elle m’avait affirmé ne les
avoir jamais répétées, mais la valeur de cette affirmation était
balancée dans mon esprit par l’impression que depuis quelque temps
s’était retirée du visage d’Albertine la confiance qu’elle avait
eue si longtemps en moi.
Ce qui est curieux, c’est que, quelques jours avant cette
dispute avec Albertine, j’en avais déjà eu une avec elle, mais en
présence d’Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à
Albertine, avait toujours l’air de lui en insinuer de mauvais.
« Voyons, ne parle pas comme cela, tais-toi »,
disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa figure prenait la
teinte sèche de framboise rose des intendantes dévotes qui font
renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que j’adressais à
Albertine des reproches que je n’aurais pas dû, elle avait l’air de
sucer avec délices un sucre d’orge. Puis elle ne pouvait retenir un
rire tendre. « Viens Titine, avec moi. Tu sais que je suis ta
petite soeurette chérie. » Je n’étais pas seulement exaspéré
par ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait
vraiment pour Albertine l’affection qu’elle prétendait. Albertine,
qui connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant
toujours des haussements d’épaules quand je lui demandais si elle
était bien sûre de l’affection d’Andrée, et m’ayant toujours
répondu que personne ne l’aimait autant sur la terre, maintenant
encore je suis persuadé que l’affection d’Andrée était vraie.
Peut-être dans sa famille riche, mais provinciale, en trouverait-on
l’équivalent dans quelques boutiques de la Place de l’Évêché, où
certaines sucreries passent pour « ce qu’il y a de
meilleur ».
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