La Rébellion

 

Joseph Roth

La Rébellion

roman

TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR
DOMINIQUE DUBUY ET CLAUDE RIEHL

Editions du Seuil

EN COUVERTURE :
Aquarelle d’Otto Nowak,
Vienne, promenade au Prater, (détail)
Musée de la ville de Vienne, archives Dagli Orti

Titre original : Die Rebellion
Première publication : Die Schmiede, Berlin (1924)
Réédition : Joseph Roth, Werke, t. 1,
Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 1975
© 1975, Verlag Allert de Lange,
Amsterdam et Verlag Kiepenheuer
& Witsch, Cologne
ISBN original 3-462-01108-1

 

ISBN 2-02-013112-9
(ISBN 2-02-010185-8, 1re publication française)

 

© Editions du Seuil pour la traduction française, juin 1988

I

Les baraquements de l’hôpital militaire numéro XXIV étaient situés en bordure de la ville. Du terminus du tramway à l’hôpital, il y avait une bonne demi-heure de marche pour un homme valide. Le tramway conduisait vers le monde, vers la grande ville, vers la vie. Mais, pour les pensionnaires de l’hôpital militaire numéro XXIV, le terminus du tramway était inaccessible.

Ils étaient aveugles ou paralysés. Ils boitaient. Une balle leur avait brisé la colonne vertébrale. Ils attendaient d’être amputés, ou étaient déjà amputés. La guerre était loin, très loin derrière eux. Ils avaient oublié le dressage, l’adjudant, le capitaine, la compagnie, l’aumônier, le jour anniversaire de l’Empereur, l’ordinaire, les tranchées, l’assaut. Eux avaient déjà fait la paix avec l’ennemi. Et déjà ils s’armaient pour une nouvelle guerre : contre la douleur, contre les prothèses, contre les jambes paralysées, les dos tordus, les nuits sans sommeil, et contre les hommes valides.

Seul Andreas Pum était satisfait de son sort. Il avait perdu une jambe, et on l’avait décoré. Ils étaient nombreux ceux qui n’avaient reçu aucune décoration et qui pourtant avaient perdu beaucoup plus qu’une simple jambe. Certains n’avaient plus ni bras ni jambes. D’autres, qui avaient l’épine dorsale brisée, allaient finir leur vie cloués sur un lit. Andreas Pum prenait plaisir à voir souffrir les autres.

Il croyait en un Dieu juste. Ce Dieu prodiguait des balles dans les colonnes vertébrales, des amputations, mais aussi des décorations – à chacun selon son mérite. A y bien réfléchir, qu’est-ce que la perte d’une jambe au regard du bonheur qu’il y a à obtenir une décoration ? Un invalide peut compter sur la considération de tous. Un invalide décoré, lui, bénéficiera de celle du Gouvernement.

Le Gouvernement, c’est quelque chose qui est au-dessus des hommes comme le ciel est au-dessus de la terre. Ce qui émane de lui peut être bon ou mauvais, mais cela est toujours grand et puissant, et ses desseins « ont mystérieux et insondables, même si parfois certains hommes ordinaires arrivent à les comprendre.

Il y a des camarades qui insultent le Gouvernement. A les entendre, ils sont sans cesse victimes d’injustices. Comme si la guerre n’était pas une nécessité ! Et comme si ses conséquences n’étaient pas fatalement la douleur, les amputations, la faim et la misère ! Que voulaient-ils alors ? Ils n’avaient ni Dieu, ni Empereur, ni patrie. C’étaient des païens. Le mot « païens » convient parfaitement à des gens qui se dressent contre tout ce que fait le Gouvernement.

C’était un chaud dimanche d’avril. Andreas était assis sur un des bancs en bois blanc grossièrement équarri qu’on avait installés au milieu du gazon devant les baraquements de l’hôpital. Sur chaque banc, il y avait deux ou trois convalescents en train de discuter. Andreas, lui, était assis seul et il se félicitait de ce nom qu’il avait trouvé pour ses camarades.

C’étaient des païens, tout comme ces gens, par exemple, qui sont en prison pour faux témoignage, vol, meurtre, assassinat. Pourquoi est-ce qu’ils volent, tuent, pillent, désertent ? Parce que ce sont des païens.

Si, à cet instant précis, il s’était trouvé quelqu’un pour demander à Andreas ce qu’il entendait exactement par païen, il aurait répondu : ce sont des gens, par exemple, qui sont en prison, ou ceux que par le plus grand des hasards on n’a pas encore pincés. Andreas Pum était très content d’avoir trouvé ce mot.