Il lui plaisait, il le délivrait de ces questions lancinantes qui l’accablaient, c’était la réponse à quantité d’énigmes. Ce mot le dispensait de l’obligation de réfléchir et de se torturer sans cesse à propos des autres. Andreas était vraiment content de sa trouvaille. En même temps, ce mot lui donnait le sentiment d’être supérieur à ses camarades, ces autres, là, qui étaient assis sur les bancs à se raconter des fadaises. Parmi eux, certains avaient de graves blessures, mais aucun n’avait de décoration. N’avaient-ils pas ce qu’ils méritaient ? Pourquoi avaient-ils toujours l’injure à la bouche ? Pourquoi étaient-ils mécontents ? Craignaient-ils pour leur avenir ? S’ils persistaient dans leur entêtement, ils avaient certes raison de s’en faire, du souci ! Ils creusaient eux-mêmes leur tombe ! Est-ce imaginable qu’un Gouvernement prenne en charge ses propres ennemis ? En revanche, lui, Andreas Pum, on allait s’occuper de lui.

Andreas Pum songeait à son avenir, alors que le soleil, dans un ciel sans nuages, entamait sa course triomphale vers son midi. Une bonne chaleur, quasiment estivale, se répandait sur lui. Le Gouvernement lui avait confié un petit débit de tabac, un poste de gardien dans un parc ombragé ou dans un musée bien frais. Il est assis, sa croix est épinglée sur sa poitrine, des soldats le saluent, un général lui donne en passant une petite tape sur l’épaule, et les enfants ont peur de lui. Mais il ne leur fait aucun mal, il les surveille seulement, qu’ils n’aillent pas courir sur le gazon ! Ou alors les gens qui visitent le musée lui achètent des catalogues, des cartes postales, et cependant ils ne le considèrent pas comme un vulgaire employé, non, mais bien plutôt comme un fonctionnaire. Il se trouvera peut-être une veuve, avec ou sans enfant, ou alors une célibataire d’un certain âge, pour vouloir de lui. Un invalide qui a une bonne place et une bonne pension est loin d’être un mauvais parti, surtout après une guerre, quand les hommes sont denrée rare.

La cloche qui annonçait le repas de midi égrena ses sons clairs sur le gazon devant les baraquements. Les invalides se levèrent lourdement, et s’ébranlèrent, vacillants, s’appuyant les uns sur les autres, vers la grande baraque en bois du réfectoire. Andreas, plein de zèle, s’empressa de ramasser sa béquille qui était tombée par terre et se mit à clopiner, alerte, derrière ses camarades, afin de les dépasser. Il ne croyait pas vraiment à leurs souffrances. Lui aussi, il souffrait. Et pourtant – voyez – comme il est leste, quand la cloche sonne l’appel !

Il dépasse sans peine les paralytiques, les aveugles, et ceux dont la colonne vertébrale est tordue et qui sont tellement courbés que leur dos forme une ligne parallèle avec le sol. On a beau protester dans le dos d’Andreas, il ne se retournera pas.

Il y avait du gruau d’avoine, comme tous les dimanches.

Les malades répétèrent ce qu’ils disaient tous les dimanches : à savoir que, chaque dimanche, du gruau d’avoine, c’est monotone. Mais Andreas, lui, ne trouvait pas du tout cela monotone. Il souleva l’assiette, la porta à ses lèvres, et but le reste qu’il avait essayé de pêcher en vain avec la cuillère. Les autres le regardèrent, puis suivirent timidement son exemple. Longtemps, il tint l’assiette devant sa bouche. Il observait ses camarades en louchant par-dessus le bord de l’assiette. Il constata qu’ils aimaient la soupe et que tous leurs discours n’étaient en fait que pure vantardise et insolence. Ce sont des païens ! jubila Andreas. Alors il reposa son assiette.

Les légumes secs que les autres appelaient « hachis de barbelés », il les aimait moins. Il vida néanmoins son assiette. Il éprouvait la satisfaction du devoir bien accompli ; c’était un peu comme s’il avait réussi, par exemple, à faire briller un fusil tout rouillé. Il regretta qu’aucun sous-officier ne vienne pour inspecter la vaisselle. Son assiette était impeccable comme sa conscience.