Katharina Blumich était une femme réaliste. Déjà, son premier mari, elle l’avait soigneusement choisi. S’il avait été atteint d’une maladie des poumons, elle n’y était pour rien. Il travaillait dans une fabrique de brosses… Que dire d’autre, sinon que c’était là la volonté de Dieu ? Bien sûr, on ne peut rien faire contre le destin, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas écouter la voix de la raison. Celle-ci plaidait en faveur d’un homme d’un certain âge qui ait si possible un défaut physique qui toutefois ne nuise pas au bonheur conjugal ; la raison enjoignait de trouver un oiseau aux ailes déjà rognées, qu’il serait aisé de retenir, ce qui éviterait la fatigue et l’énervement d’un dressage, hélas ! trop souvent nécessaire. Dans une telle affaire, la situation sociale ne doit jouer aucun rôle, ou à la rigueur un rôle minime, se disait Frau Blumich. Il lui paraissait plus commode de prendre pour époux un homme issu des sphères inférieures de la société plutôt que d’être prise par quelqu’un d’une classe supérieure à la sienne, car cela l’eût obligée à faire preuve de gratitude, ce qui eût sapé à la base toute son autorité. Dans un ménage, c’est avant tout l’autorité de la femme qui compte.

C’est pour cette raison que Frau Katharina Blumich renonça à l’inspecteur stagiaire Vinzenz Topp. Qu’il aille faire le malheur d’une autre ! Après tout, libre à lui de fréquenter sa vie durant des femmes de petite vertu. De toute façon, il restera dans le voisinage, il sera une menace permanente pour l’époux légitime et on l’aura sous la main pour aiguillonner la jalousie de celui-ci. Il faut savoir tirer profit de tout, mais sans jamais se déconsidérer.

C’est sous un ciel de plomb et par un temps maussade qu’Andreas Pum fit sa première visite officielle dans la cour de l’immeuble numéro 37. Cette journée de fin d’été, malgré la chaleur accablante, laissait déjà pressentir l’automne ; l’air saturé d’humidité provoquait de violentes douleurs dans la jambe d’Andreas. Ces jours-là, il éprouvait le besoin d’être protégé, il se sentait mélancolique et plein de nostalgie comme un orphelin qui se retrouve seul au monde. A peine eut-il entonné la Lorelei, comme un signe tacite de reconnaissance, Frau Blumich apparut et le pria de s’interrompre et de venir jouer chez elle. C’était une chanson triste et mélancolique qui en rien ne détonnait sur l’atmosphère de deuil du logis.

La fin du morceau fut saluée par une gracieuse révérence de la petite Anni – la pâle petite Anni, avec sa natte toute fine, retenue par un nœud noir, démesurément grand, si grand qu’on aurait dit une chauve-souris. L’enfant se taisait, elle avait un air hagard, les funestes événements de ces derniers jours semblaient l’avoir troublée. Le nouveau monsieur avec sa jambe de bois et son instrument lui plaisait, malgré son étrangeté. Très vite, elle se familiarisa avec Andreas. Elle avait cinq ans, cet âge où l’être humain est encore un dieu qui sait, et qui distingue la bonté qui se dissimule au fond des gens comme ces pierres aux couleurs chatoyantes qui reposent au fond de l’eau claire d’un ruisseau.

Puis ce fut un flot incessant de paroles. La conversation, agrémentée par le café et les gâteaux faits à la maison, devint une sorte de fête mortuaire en l’honneur de Herr Blumich. La veuve se répandait en louanges :

— Il avait une garde-robe magnifique, dit-elle, il était bâti exactement comme vous. J’ai là deux costumes marron achetés il y a cinq ans à peine ; il était encore soldat à l’époque. Dieu sait si je me suis occupée de lui ! Si seulement il était mort au front ! Qui sait, ma douleur serait peut-être moins grande, et cette enfant ne serait pas là, cette pauvre enfant sans père ! Ah ! vous ne pouvez pas savoir ce qu’est la vie d’une femme qui se retrouve abandonnée, toute seule, dans ce monde cruel. Vous ne pouvez pas savoir, vous les hommes, vous ne pouvez pas comprendre.

— Ma très regrettée mère, cette sainte femme, elle aussi, a été veuve très jeune, crut devoir dire Andreas.

— Et elle ne s’est jamais remariée ?

— Si, avec un ferblantier.

— Etait-ce un brave homme ?

— Un très brave homme !

— Est-ce qu’il vit encore ?

— Non, ils sont morts tous les deux pendant la guerre.

— Pendant la guerre ? Tous les deux ?

— Oui, tous les deux.

— Et bien alors, si on peut être heureux de cette façon-là, et si un second mari peut, lui aussi, être un bon et fidèle compagnon…

A cet endroit, Frau Blumich jugea bon de pleurer. Elle chercha son mouchoir, le trouva, et éclata en sanglots.

A la vue de cette triste scène, Andreas estima, non sans raison, qu’il fallait saisir l’occasion : le moment était propice et la réussite quasiment assurée. Se penchant vers la femme qui pleurait à chaudes larmes et frôlant son sein comme par inadvertance, il dit :

— Je vous serai toujours fidèle.

Frau Blumich fit disparaître promptement son mouchoir et demanda, d’une voix redevenue presque normale :

— Est-ce vrai ?

— Aussi vrai que je suis assis là, devant vous.

Frau Blumich se leva et déposa un baiser sur le front d’Andreas. Lui chercha sa bouche. Elle se laissa choir sur son genou. Et elle y demeura.

— Où habites-tu en ce moment ? demanda-t-elle.

— Dans une pension, dit Andreas.

— C’est seulement à cause des gens. Sinon tu pourrais venir habiter chez moi dès demain.