Là, il fut subitement assailli par toutes sortes de pensées agaçantes et qui ne lui laissèrent plus aucun répit, telle une nuée de mouches importunes. Il se reprocha d’être un égoïste, un homme sans cœur, froid, insensible, et vain par-dessus le marché, un homme qui s’était pomponné et pommadé comme un jeune freluquet, un effronté qui allait se présenter ainsi devant la veuve Blumich qui venait sans doute de vivre les heures les plus douloureuses de sa jeune existence. Qu’allait-elle penser de cette subite transformation ? Ne serait-elle pas – et avec raison – offensée, peinée, oui ! douloureusement peinée ? Ce n’était peut-être pas du tout le moment de rendre visite à la veuve Blumich. Ne convenait-il pas de faire montre d’un peu plus de respect pour la mémoire d’un homme qui n’était pas encore enterré ? Et bien d’autres choses encore plaidaient en faveur d’un peu plus de discrétion. Il se dit qu’il fallait attendre, laisser le temps à la veuve de surmonter cette épreuve et de retrouver la paix de l’âme. En outre, elle ne l’avait pas convoqué pour aujourd’hui, mais seulement pour le lendemain – convoqué ! il serait plus juste de dire invité !
Ce jour-là, Andreas Pum eut de la chance comme jamais encore il n’en avait eu depuis qu’il allait de cour en cour avec son orgue de Barbarie. Etait-ce parce que la chaleur inhabituelle à cette heure de la journée avait incité les gens à ouvrir en grand leurs fenêtres et que la musique fut l’occasion qu’ils attendaient pour s’accouder aux fenêtres et prendre l’air, était-ce parce que l’homme fraîchement rasé, l’air propret et arborant une médaille scintillante, leur semblait particulièrement sympathique ? Toujours est-il que l’argent pleuvait autour d’Andreas, il en pleuvait tellement qu’à la fin il avait du mal à se baisser pour ramasser toutes les pièces. Il n’y avait plus de doute possible : avec la veuve Blumich, la chance était entrée dans sa vie. Et c’est le visage souriant, rayonnant de douceur et d’amabilité – tel le soleil bienfaisant qui avant de se coucher s’est arrêté une dernière fois sur le pignon des maisons – qu’Andreas s’en retourna chez lui, bien avant la tombée de la nuit, un chaleureux bonsoir pour Willi sur les lèvres et doté de ce solide appétit qui se manifeste presque immanquablement lorsque nous éprouvons une satisfaction digne et légitime.
V
Mais Andreas se fût peut-être trouvé dans d’autres dispositions s’il avait eu vent de l’existence d’un individu qui, compte tenu de sa profession, pouvait être considéré comme un très dangereux rival. C’était un jeune homme qui justement habitait l’immeuble numéro 37. Il était svelte, séduisant en diable et de surcroît inspecteur de police stagiaire. Vinzenz Topp, car tel était son nom, était dans son quartier le chéri de ces dames – un homme qui savait allier à ses qualités professionnelles une certaine douceur de caractère : il était bienveillant envers les passants et envers ses subordonnés et, vis-à-vis de ses supérieurs, il savait faire montre de correction et même de sympathie, cette dernière tempérée toutefois par juste ce qu’il fallait d’humilité et de raideur militaire. Vinzenz savait aussi introduire habilement une touche personnelle mais toujours discrète dans sa mise, de sorte qu’il paraissait non seulement plus élégant que ses collègues, mais aussi plus conforme au règlement. Il agissait avec humanité dans le service et se comportait en soldat dans le privé.
Durant la longue maladie de son mari, Frau Blumich, grâce à un sens bien féminin, doublement aiguisé par les longues privations, n’avait pas été sans s’apercevoir des avantages surabondants et troublants de son voisin. Et il faut dire que Vinzenz Topp, quand il la croisait dans les escaliers, n’était pas avare de ses sourires. Toutefois elle n’était pas sans se rendre compte qu’un inspecteur stagiaire, s’il pouvait être un divertissement momentané pour une femme en mal d’amour, ne serait sans doute jamais un époux fidèle et sûr. A cela s’ajoutait qu’il était de service de nuit trois fois par semaine. Le soir, Frau Blumich avait peur de rester toute seule avec sa petite fille âgée de cinq ans dans son petit deux-pièces qui, la nuit, prenait des proportions inquiétantes. Et, bien que se targuant de savoir généralement dompter et retenir les hommes volages, devant l’exubérance juvénile de Herr Vinzenz Topp, il lui parut plus sage de renoncer. Cette fois-ci, à vrai dire, son instinct et sa perspicacité s’étaient trouvés en défaut, et elle avait singulièrement manqué de lucidité : elle ne s’était pas aperçue qu’en réalité cet exubérant inspecteur stagiaire aspirait à l’existence stable et assurée qu’on est en droit d’espérer auprès d’une veuve. Car, au fond de lui, Vinzenz Topp était insatisfait de la vie qu’il menait. Il s’acheminait peu à peu vers cet âge où l’on commence à trouver pénible de devoir consacrer ses pensées, ses journées et même son argent à des amours sans lendemain. Le cœur aspire à l’ordonnance tranquille d’un ménage comme il faut. Nous ne voulons plus être sans cesse sur les routes, afin de satisfaire à ce désir bien humain d’une chaleureuse présence féminine. Notre profession fait de nous des gens sans attaches et nous ressentons la nécessité d’un vrai foyer qui n’exclut pas, bien sûr, d’occasionnelles escapades qu’on nous aura pardonnées d’avance. Il nous faut un deux-pièces – ce qui, dans la situation présente, est hors de question –, il nous faut des allocations conséquentes pour femme et enfants, et enfin la nomination au grade d’inspecteur qui, certes, ne dépend pas d’un mariage, mais qui peut néanmoins s’en trouver accélérée si, au moment opportun, nous savons, discrètement, faire comprendre à un supérieur bien disposé que nos dépenses seront dorénavant plus élevées.
De tout cela, comme nous l’avons dit, Frau Blumich − qui se prénommait Katharina – ne se doutait pas le moins du monde. Elle savait qu’elle plaisait aux hommes et elle ne trouva rien d’extraordinaire à ce que Vinzenz Topp, lui aussi, lui lance de ces regards entreprenants et néanmoins respectueux que toutes les femmes savent apprécier. Qu’elle fût dans son immeuble, au parc, dans la rue ou dans les magasins, elle recueillait quantité de ces regards tout au long de la journée. C’était sans importance. Les hommes ? Tous plus frivoles les uns que les autres, ils veulent prendre du plaisir, mais sans en assumer les conséquences et, comme on dit, ça veut tout avoir sans rien payer.
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