Bien au contraire, on s’attachait à définir des fins exclusivement pratiques, et force fut de reconnaître une fois de plus les avantages de l’intelligence féminine à laquelle la grâce ne fait jamais défaut.
— Nous allons agrandir l’entreprise, dit Katharina. Nous allons acheter un petit âne et mettre ton orgue sur une carriole, comme ça tu n’auras plus besoin de le transporter sur ton dos !
Acheter un âne ! Quel brillant esprit ! Quelle pensée aimable !
« L’âne est un animal stupide, mais patient ! » se dit Andreas. C’est du moins ce qu’il avait souvent entendu dire. Un âne, c’est très résistant. C’est vraiment l’animal qu’il nous faut. Il exerce une grande force d’attraction, aussi bien dans les cours que dans les rues.
— Et comment appellerons-nous cet âne ? demanda Katharina.
Incroyable ! Elle pense vraiment à tout. Quel nom peut-on bien donner à un âne ?
— Lux ! mais c’est un nom de chien.
— Muli, suggéra Katharina. Muli, ça c’est formidable !
Tous les soirs, avant la tombée de la nuit, Kathi lui demandait : « Aimeras-tu Anni ? »
A cela, Andreas, s’il avait voulu être honnête, n’aurait pas pu répondre. Mais il prenait par la main la petite Anni qui n’était plus aussi propre que le premier jour et il croyait alors vraiment éprouver de l’amour paternel, sentiment qui jusqu’alors lui était demeuré inconnu. Elle ne disait rien et elle avait l’air intelligent. Les enfants silencieux ont toujours l’air d’observateurs qui en savent long et nous sommes flattés de leur plaire.
Sur le chemin du retour qui était toujours long et solitaire, Andreas emportait avec lui, sans le savoir, la vie et la chaleur de la petite main enfantine. Parfois il songeait qu’Anni serait bientôt sa propre fille et cela le réjouissait. Des heures durant, il gardait dans le creux de la main la sensation de son petit poing, délicat comme un oiseau. Comment se faisait-il qu’on oubliait toutes les choses qu’on avait touchées et qu’on n’oubliait pas le poing d’Anni ? Se pouvait-il que les mains aient leur propre mémoire ? Taratata ! Des mains qui ont une mémoire ! Il nous vient des drôles d’idées quand on est heureux.
Deux semaines s’étaient écoulées depuis qu’Andreas avait fait la connaissance de sa fiancée. Et, si la nature n’était pas venue à sa rescousse, c’est deux semaines de plus qu’il aurait dû attendre.
Un après-midi, alors que Kathi préparait le café, un violent coup de vent fit s’entrechoquer les croisées des fenêtres. Soudain, tout devint sombre. Un orage éclata. Il se mit à pleuvoir. Katharina avait-elle caressé le désir d’abréger l’attente d’Andreas ? Avait-elle espéré que quelque événement imprévu viendrait à son secours ? Etait-ce l’orage qui avait mis brusquement fin à ses scrupules ? Quoi qu’il en soit, Katharina, sans plus réfléchir, dit tout à coup à Andreas :
— En fait tu peux rester ce soir. C’est un temps à ne pas mettre un chien dehors.
Le lendemain matin, Andreas déménagea. Il prit congé de Willi et lui confia le soin de saluer Klara de sa part. Willi l’accompagna jusqu’au tramway et lui porta même son orgue. Tout le long du chemin, il siffla une chanson plutôt osée et provocante. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, il marchait tout à son aise, en faisant de grands pas et en prenant toute la place qu’il lui fallait, aux côtés d’un Andreas qui boitait de son mieux. L’instrument, petit mais lourd, qu’il avait attaché à son bras à l’aide d’une courroie, se balançait à ses côtés comme un panier à provisions. Willi daignait faire usage de sa force de géant, et Andreas prit cela comme un hommage silencieux à l’égard de celui qui s’en allait. La chanson délurée et enjouée qu’il sifflait, elle montrait bien, elle aussi, qu’il était triste. A l’arrêt du tramway, Willi marmonna entre ses dents :
— Je te souhaite bien de la chance, Andreas !
Puis il fit demi-tour et s’en retourna de sa démarche nonchalante, non sans s’arrêter un instant au coin de la fameuse ruelle aux saucisses, celles qui étaient suspendues devant l’épicerie, les saucisses replètes, à la peau bien tendue, pareilles à de gras pendus.
Il était inévitable qu’Andreas, un jour ou l’autre, fit la connaissance de l’inspecteur de police stagiaire Vinzenz Topp et qu’il reçût ses félicitations. Cette rencontre eut lieu en présence de Frau Katharina qui ne devina pas – comment l’aurait-elle pu ? – l’amertume qui se dissimulait derrière la bonne humeur et les formules de politesse de Vinzenz Topp. Qu’on lui ait préféré un infirme, à lui, l’homme le mieux bâti des environs ; qu’on n’ait pas tenu compte de son grade, de son uniforme, de son intelligence ; que son expérience des femmes ne lui ait servi à rien ; que ses allusions soient restées lettre morte : tout cela humiliait profondément Vinzenz Topp.
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