Il résolut de n’accorder aucune sympathie au nouveau mari de Katharina Blumich ; ce ne pouvait être là qu’une méprise de la part d’une femme généralement si sensée. Il saluait à peine Andreas lorsqu’il le croisait dans les escaliers.
Mais Andreas ne remarquait rien, plongé qu’il était dans sa béatitude nouvelle, de cette béatitude qui vous engourdit, vous rend insensible, vous fait comme une armure contre les bassesses et les humiliations du monde et qui, tel un voile bienfaisant, vous protège de la méchanceté des hommes.
Oui. Andreas était heureux. Une femme divine réchauffait sa couche et la transformait en un véritable paradis. Les douleurs avaient enfin quitté sa jambe. Le moignon reposait dans le nid douillet de sa jambe de bois nouvellement rembourrée, comme dans la paume de la femme qui vous aime. Une tasse de café fumant inaugurait la journée. Un repas chaud la clôturait. Dans sa sacoche, il y avait des tartines beurrées qui, comme autant de gages d’amitié de sa femme, l’accompagnaient dans ses pérégrinations. A l’heure du crépuscule, Anni,la blême enfant aux grands yeux, venait s’asseoir sur son genou sain. Andreas lui expliquait la signification des images merveilleuses qui étaient peintes sur son orgue de Barbarie.
« Tu es une gentille petite fille », lui disait-il souvent et stupidement ; et chaque fois il se torturait en vain pour essayer de lui faire un meilleur compliment.
Comme une chaleur douce et bienfaisante, l’amour se répandait peu à peu en lui.
Ils se marièrent au tout début de novembre. Pour la dernière fois en cet automne, le soleil fut assez chaud pour qu’on puisse s’attarder un moment au-dehors devant l’église (devant cette église aux tuiles jaunes, entourée d’un gazon couvert d’une fine couche de gelée blanche), habillé légèrement et à son aise comme au printemps, et que la petite Anni n’eût pas froid, bien qu’elle ne portât qu’une robe de fine mousseline et qu’elle fût sans manteau. Elle ressemblait à une petite mariée.
Puis vinrent les journées froides, maussades et pluvieuses. Andreas ne joue plus dans les cours que le matin. Il n’a pas froid. Il n’est pas transi par la pluie importune. Il n’est pas triste quand le soleil est voilé par les nuages. Grâce à sa nouvelle jambe de bois à l’extrémité taillée en pointe, il ne dérape jamais sur le pavé glissant. Il marche au bord du trottoir et devant lui, Muli, le petit âne, tire la carriole avec l’orgue. Tout cela est la propriété d’Andreas. Pour le printemps prochain, il songe déjà à s’acheter un perroquet et à vendre des billets de loterie verts et rouges. Enfants et adultes, tous le regardent. Malgré le froid, il pleut des sous de toutes les fenêtres, dans toutes les cours. Malgré le froid, les passants s’arrêtent et se donnent la peine de déboutonner leur manteau, et ils fouillent dans leurs poches. Tous – non pas tous, mais beaucoup – le connaissent. Que demander de plus, Andreas Pum ?
Il aimait tout ce qu’il y avait au monde et en particulier deux… choses, ou deux personnes ? Elles vont de pair, mais ne sont pas de la même espèce. Andreas aimait Anni et Muli, l’enfant et l’âne.
A l’âne, il avait construit une petite étable au fond de la cour. Parfois, la nuit, il se dit que Muli doit avoir froid. Le lendemain il ira mettre davantage de paille dans l’étable.
Certaines affiches sont apparues sur les colonnes Morris. Une fois de plus, les invalides sont mécontents.
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