Elle vit les touffes de poils roussâtres qui s’échappaient de ses oreilles, elle sentit l’odeur froide du cigare, l’odeur de suint humain qui sortait d’entre le col et le cou de l’homme tandis que le dossier de la chaise meurtrissait douloureusement ses chairs. Elle ferma les yeux, comme s’abandonnant à la mort, et sentit une morsure dans la chair de sa joue.
Elle dégagea sa tête en se rejetant violemment en arrière, cracha sur la nuque de Herr Arnold, rafla veste, chapeau et sac, et se précipita dehors.
Arnold n’espéra plus qu’une chose, c’est que cette fille, qu’il haïssait dorénavant, ne reviendrait plus jamais. Il allait immédiatement lui faire verser une somme d’argent conséquente. Il parviendrait bien un jour à oublier cet incident humiliant. On arrive à mettre une croix sur tout. Travailler, et ne pas se laisser aller ! Garder la tête haute. Il arrive à tout le monde de commettre des bêtises, même aux êtres les plus intelligents. Et le voilà déjà rêvant qu’une année s’était écoulée : l’incident était enterré sous le poids considérable de toutes les affaires fructueuses que lui avaient apportées trois cent soixante – cinq journées de travail bien remplies.
C’est ainsi qu’il parvint peu à peu à se calmer. Il prit son automobile et rentra chez lui. Aussitôt arrivé, il lança un bonsoir retentissant, embrassa sur les deux joues sa femme qui était restée belle, promit aux enfants des cadeaux pour Noël, trouva même à dire un mot gentil à la bonne, bref prodigua des faveurs à toute sa maisonnée. Ensuite il se coucha et dormit toute la nuit d’un sommeil paisible et réparateur. Le lendemain matin ; il reprit sa voiture et retourna en sifflant à son magasin.
Mais là, sa bonne humeur et son assurance furent brutalement interrompues par l’arrivée de Luigi Bernotat un imitateur de cris d’animaux qui travaillait aux Rokoko-Variétés. Luigi Bernotat, un homme aux manières distinguées, s’excusa d’abord de déranger de si bon matin, puis, sans plus attendre, il se mit à parler de sa fiancée qui avait été importunée par les privautés regrettables d’un monsieur de cette maison, cette maison qui avait généralement si bonne réputation. Sa fiancée se voyait donc contrainte de quitter son emploi et de réclamer son dû.
— Avec le plus grand plaisir ! dit à cet endroit Arnold, interrompant ainsi le discours, si bien construit de Luigi Bernotat.
— C’est très gentil à vous, dit Bernotat, mais au fond ce n’est là que votre strict devoir. De plus, en ma qualité de fiancé de cette dame, je me sens gravement offensé. Je suis donc venu vous annoncer que je vais engager des poursuites judiciaires, que je suis fermement décidé à aller en justice, ne serait-ce que pour faire un exemple.
Il y eut alors un instant de silence lourd de menaces.
Herr Arnold s’empara d’une règle en fer. Il serra dans ses mains la barre de métal froid. Cela lui fit du bien et dissipa pour un temps la chaleur soudaine qui s’était emparée de lui. Il veut me faire chanter, il veut me faire chanter ! Je suis tombé dans le panneau, je suis bel et bien tombé dans le panneau ! pensait Herr Arnold. Alors il se leva et dit :
— Combien voulez-vous ?
Luigi Bernotat semblait s’attendre à cette question. Car tel un acteur, sûr de sa réplique, il commença, lentement, en ménageant ses effets, à se lancer dans un discours où il faisait alterner, dans les règles de l’art, les poses bien senties avec des tirades au débit plus ou moins rapide. Sa voix fascinait tant son auditeur que celui-ci, après un court intervalle, n’entendit plus que le ton tour à tour ascendant et descendant de sa voix sans plus réussir à l’interrompre.
— Vous croyez peut-être, dit Luigi Bernotat, que je suis un maître chanteur ? Que pourriez-vous penser d’autre ? Evidemment, les gens de votre espèce s’imaginent qu’on peut acheter l’honneur d’un homme. Eh bien, pas le mien ! Pas avec moi, Herr Arnold. Vous répondrez vous-même de ce que vous avez osé perpétrer. Les tribunaux, cela existe. Vous croyiez peut-être qu’un « saltimbanque » n’irait pas y regarder de trop près. La fiancée d’un collègue ou d’un avocat, d’un étudiant ou d’un officier, vous ne l’auriez pas touchée. Moi, je vais me charger de vous apprendre que vous vous trompez quand vous vous imaginez que la fiancée d’un « saltimbanque » est sans défense et qu’on peut en user à son aise. Je pourrais vous demander réparation, mais j’appartiens à la ligue antiduel. Ne croyez surtout pas que-je suis un lâche.
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