Toujours est-il que la nature, qui dans sa méchanceté sait parfois se montrer clémente, s’était efforcée d’atténuer ce défaut en rendant le bout du nez charnu, plat et mobile. Cette mobilité pouvait à l’occasion faire croire à un déplacement momentané, occasionné par exemple par un éternuement trop fort. En outre, un observateur peu attentif se trouvait abusé par la moustache roussâtre et touffue qui reléguait le nez au rang des parties de moindre importance du visage et qui par sa proéminence se faisait remarquer aux dépens du nez.

Mais tous les autres attributs du corps arnoldien étaient indubitablement virils. Lorsqu’en dictant des lettres il arpentait la pièce, ses pas vigoureux faisaient soupirer les lames du plancher. Il avait l’habitude de marquer un temps d’arrêt, campé sur un seul pied, le corps penché en avant, les mains dans les poches de son habit et l’autre pied restant en suspens, la pointe du soulier effleurant à peine le tapis. De loin sa pose rappelait celle d’une statue qui montrerait figé en un instantané un homme à un instant précis de sa course. Seulement deux ou trois secondes plus tard, le talon de l’autre pied venait prendre contact avec le sol. Sa démarche ample et brutale dévorait littéralement l’espace. Sa voix, quand il dictait, prenait des accents sévères, et le style de ses lettres faisait penser, en dépit des formules de politesse, à des semonces, à des remontrances. Bien que Herr Arnold paraphât les lettres de sa société depuis bientôt dix ans, leur signature lui procurait un plaisir toujours neuf et le fait de l’apposer fréquemment n’y changeait rien : elle était chaque fois la confirmation de la puissance arnoldienne et, considérée d’un simple point de vue graphique, elle était un ornement des plus impressionnants. C’est pourquoi il exécutait sa signature avec rapidité, mais avec soin, dans un silence à vous couper le souffle, brandissant dans sa main gauche le tampon buvard prêt à apaiser l’effet ; brutal du nom encore tout humide d’encre.

Pendant ce temps, Veronika Lenz se tenait debout, derrière sa chaise, et ensorcelait son patron bien malgré elle. Elle n’avait, quant à elle, pas d’autre souci que d’expédier consciencieusement la correspondance afin de quitter son travail au plus vite. Mais c’était précisément ce dont Herr Arnold doutait. Car si sa connaissance des jeunes filles était limitée, il prétendait cependant savoir une chose : c’était qu’une personne « quasiment fiancée » ne méritait en aucun cas le nom de « femme mariée ». Ce nom seul aurait suffi à le remplir d’épouvante, à lui communiquer ce même frisson qui nous fait prendre un recul respectueux à la simple mention d’un nom béni et sacré. Entretenir des relations coupables avec des femmes mariées, il n’est pas question d’y penser. Pas même en rêve. Cela, c’est presque de l’adultère. De l’appropriation de biens d’autrui. Du rapt pur et simple. Mais nous, nous vivons dans un monde où le bien d’autrui doit être protégé. Sinon, où irions-nous ?

En revanche, des fiançailles dont la date n’est même pas fixée et qui, à bien y regarder, n’auront peut-être même pas lieu, n’ont aucune signification et ne souffrent en aucun cas la comparaison avec les liens sacro-saints du mariage. Oui, elles s’apparentent bien plutôt, ces fiançailles, à une relation pas sainte du tout et dont on n’a nullement à tenir compte – surtout lorsqu’on sait que l’homme en question est un bon à rien, un saltimbanque, un comédien, qui voyage dans le monde entier et qui a vraisemblablement une fille dans chaque ville. Celui-là, on peut être sûr qu’il ne se sentira pas lésé. Avec ce genre d’individu, on ne peut pas parler de vol. Et peut-être même accomplira-t-on là une œuvre qui trouvera grâce devant Dieu, on ouvrira les yeux à une jeune fille, on lui permettra, en donnant une impulsion salutaire à ses sens émoussés, de faire face aux dures réalités de cette vie, on lui montrera qu’on ne parvient jamais à oublier celles-ci qu’en s’adonnant à de brèves ivresses, éphémères et sans conséquences.

Ce genre de réflexions rondement menées persuadèrent Herr Arnold que son état amoureux n’était que la simple manifestation d’un désir de bien faire et il cessa de redouter les difficultés qui s’étaient opposées à sa conquête. Et il arriva ce qui devait arriver. Un jour qu’il était en train de signer le courrier, il s’arrêta brusquement, reposa lentement le tampon buvard à côté de lui, ficha sa plume dans l’encrier et – se souvenant tout à coup qu’on ne peut laisser séjourner une plume dans l’encre sans lui faire subir de grands dommages – la ressortit aussitôt et la rangea avec soin sur le petit support en fer réservé à cet effet. Sur quoi il tourna la tête, leva les bras et enlaça la tendre nuque de la blonde jeune fille qui se tenait derrière lui.

Veronika Lenz se raidit contre ces mains qui l’enlaçaient, mais leur pression fut plus forte et demeura victorieuse. Elle gémit, tout effrayée, elle tenta, en vain, de se dégager, mais Herr Arnold la contraignit à approcher son visage de sa joue.