Ou même elle l’aurait empêché de travailler.

Quelques-uns dormaient et ronflaient. L’ingénieur Lang lisait.

— Dois-je éteindre ? demanda Andreas.

— Oui, dit l’ingénieur qui rangea son livre.

— Bonne nuit, professeur, lança Andreas.

Il tourna l’interrupteur. Il se déshabilla dans le noir. Sa béquille était appuyée contre le mur à portée de main.

Avant de s’endormir, Andreas pensa à la prothèse que lui avait promise le médecin-chef. Ce sera une prothèse impeccable, comme celle du capitaine Hainigl. On ne s’aperçoit pas qu’il lui manque une jambe. Le capitaine peut traverser la chambre sans problèmes, en marchant sans canne, on dirait tout juste qu’il a une jambe plus courte que l’autre. Les prothèses sont une invention formidable de ces messieurs haut placés, et du Gouvernement aussi qui ne regarde vraiment pas à la dépense. Et ça, on ne peut pas le nier !

II

La prothèse ne vint pas. Mais à sa place vinrent le désordre, la ruine, la révolution. Andreas Pum ne se sentit rassuré que deux semaines plus tard quand il eut déduit de la lecture des journaux, des événements et de ce qui se disait autour de lui que, dans une république aussi, il y a un Gouvernement pour prendre en main les destinées du pays. Dans les grandes villes, on tirait sur les émeutiers. Ces païens de spartakistes ne désarmaient pas. Vraisemblablement, ils voulaient supprimer le Gouvernement. Mais après, savaient-ils ce qui allait se produire ? Il fallait qu’ils soient méchants ou idiots ! On les fusillait, ils n’avaient que ce qu’ils méritaient. Les simples particuliers n’ont pas à se mêler des affaires des gens intelligents.

On attendait l’arrivée d’une commission médicale. Elle devait décider du nombre de malades qui resteraient à l’hôpital, du degré d’incapacité de travail de chacun, et du placement des invalides. Une rumeur venue d’autres hôpitaux prétendait que seuls ceux qui étaient atteints de tremblements seraient autorisés à rester. Tous les autres recevraient de l’argent et peut-être aussi une licence de joueur d’orgue de Barbarie. Mais d’un débit de tabac, d’un poste de gardien de parc ou de musée, il ne pouvait être question.

Andreas commença de regretter de ne pas être atteint de tremblements. Parmi les cent cinquante-six malades de l’hôpital militaire numéro XXIV, il n’y en avait qu’un seul qui tremblait. Tous l’enviaient. C’était un forgeron du nom de Bossi, d’origine italienne, large d’épaules et taciturne. Son poil noir poussait dru au-dessus et de chaque côté de ses yeux et menaçait de se propager sur toute sa face, d’envahir le front étroit et, recouvrant les joues, de s’unir avec la barbe farouche.

La maladie de Bossi, loin d’adoucir l’impression terrifiante et menaçante que produisait toute sa personne, le rendait au contraire plus inquiétant encore. Son front étroit, qui se plissait et disparaissait entre les grosses touffes des sourcils et la racine des cheveux, faisait ressortir ses petits yeux verts. Sa barbe était agitée de soubresauts, et on entendait ses dents claquer. Ses jambes puissantes, aux muscles d’acier, se tordaient, au point que les rotules s’entrechoquaient, les épaules, dans un mouvement spasmodique, se soulevaient et retombaient, tandis que la lourde tête semblait vouée à un branle silencieux et désapprobateur ainsi que la tête débile d’une vieille femme. Les mouvements incessants de son corps empêchaient le forgeron de parler distinctement, des bribes de phrases jaillissaient de sa bouche, il crachait un mot, se taisait un instant, puis il reprenait son élan. Qu’un homme aussi vigoureux et fruste soit la proie de pareils tremblements faisait apparaître cette maladie, somme toute assez banale, comme bien plus terrible qu’elle ne l’était en réalité. Une grande tristesse s’abattait sur tous ceux qui regardaient le forgeron trembleur.