Il ressemblait à un colosse titubant sous les pieds duquel le sol menace de se dérober à tout moment. On s’attendait toujours à ce qu’il s’écroule d’un instant à l’autre, et pourtant il ne s’effondrait pas. C’était à peine croyable qu’un homme de ce gabarit-là puisse être agité de pareils soubresauts ! Pourquoi ne se disloquait-il pas une bonne fois pour toutes, se délivrant ainsi lui-même et soulageant du même coup son entourage ? Même les invalides les plus mal lotis, ceux qui avaient la colonne vertébrale brisée, étaient, en présence de Bossi, saisis de cette angoisse qu’on éprouve à l’approche d’une catastrophe qui tarde à se produire et dont le déclenchement serait pourtant une délivrance.
Quiconque le voyait éprouvait le besoin de lui venir en aide, mais en même temps devait bien vite reconnaître sa propre impuissance. Il était douloureux de constater qu’on ne pouvait l’aider, et cela vous rendait honteux. Cette honte faisait qu’on aurait voulu trembler soi-même. La maladie se transmettait à l’observateur. Finalement on s’esquivait, on se sauvait, mais on ne parvenait plus à oublier l’image du géant trembleur.
Trois jours avant l’arrivée de la commission, Andreas se rendit chez Bossi qu’il avait toujours soigneusement évité. Une vingtaine de paralytiques et d’unijambistes étaient assemblés en silence autour du forgeron et le regardaient, fascinés. Peut-être espéraient-ils que le tremblement aurait un effet contagieux. Et de fait, de temps à autre, l’un d’eux éprouvait de violents tressaillements dans les genoux, les coudes ou les poignets. Mais il se gardait bien de le dire aux autres. Certains même s’éclipsaient furtivement et, dès qu’ils étaient seuls, ils essayaient de trembler.
Le méfiant Andreas, qui pour des motifs indéterminés ne pouvait pas souffrir Bossi, douta d’abord de la réalité de sa maladie. Il était dévoré par la jalousie et, pour la première fois, il éprouva quelque aigreur envers ce Gouvernement qui ne voulait récompenser que les trembleurs. Pour la première fois, il sentit naître en lui un soupçon à l’endroit de ceux qui commandaient et décidaient : leur arrivait-il d’être injustes ? Brusquement, il sentit ses muscles tressaillir, sa bouche se tordre et sa paupière droite papillonner. Une joyeuse épouvante s’empara de lui. Il partit en clopinant. Peu à peu, ses muscles se calmèrent. Et déjà sa paupière ne papillonnait plus.
Il ne trouva pas le sommeil. Il s’habilla dans le noir et, pour ne pas réveiller les autres, il laissa ses béquilles. Prenant appui des deux mains sur le chevet du lit et sur la table, il se propulsa vers la fenêtre en lançant sa jambe en avant, imprimant à son corps un mouvement de balancier. Il vit la clôture laquée de blanc qui, toute luisante, se détachait sur l’obscurité de la prairie. Il passa ainsi plus d’une heure en rêvant à un orgue de Barbarie.
Par un clair après-midi d’été, Andreas se trouve dans la cour d’un grand immeuble, à l’ombre d’un vieil arbre. Peut-être est-ce un tilleul ? Andreas tourne la manivelle de son instrument et joue J’avais un camarade. Ou Devant la porte de ma maison…, ou encore l’hymne national. Il est en uniforme. Sa croix est épinglée sur sa poitrine. Des pièces de monnaie enveloppées dans du papier de soie s’envolent de toutes les fenêtres ouvertes. On entend les pièces cliqueter doucement en tombant sur le sol. Il y a des enfants. Des bonnes qui, sans tenir compte du danger, se penchent au-dessus du parapet des fenêtres.
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