Tu es la plus forte de tous, et la femme a vaincu le mâle. Ton poignet est petit, mais ton fouet est terrible ; tu es notre reine et nous sommes tes vabrassi ! Tout ici t’appartient : nos personnes, nos biens et nos vies. La chair du sacrifice elle-même est à toi. Prends le poignard toi-même, et que le sang des gadschi coule sur tes petits doigts dorés !

Elle fit un signe, et les deux bohémiennes apportèrent les deux petits enfants qui se mirent à crier… Tranquillement la princesse dorée avait noué en sautoir, sur sa poitrine, le fouet sanglant. Aucune fatigue ne se lisait sur son jeune et frais visage. Elle prit les deux enfants qui cessèrent de pleurer, les serra contre son cœur et dit :

– Ils sont à moi : ils vivront !

Alors il y eut une rumeur nouvelle, et la voix des quatre qui avaient combattu se fit encore entendre :

– Nous voulons le sang des gadschi ! Le fouet est solide, mais le poignard tremble !

– Je suis la maîtresse du sacrifice, et le sang coulera à l’heure que je voudrai, car je suis aussi la maîtresse de l’Heure Rouge. Que l’on apporte notre Évangile.

Le livre fut apporté et déposé sur l’autel de pierre. Alors elle éleva les deux petits enfants au-dessus de l’Évangile et prêta ce serment :

– Je jure, dit-elle, sur notre Évangile, que j’enverrai aux enfers plus de gadschi qu’il y a de gouttes de sang dans les veines de ces deux petites filles.

Et pour qu’il n’y eût aucun doute sur l’œuvre de vengeance qu’elle promettait, elle prononça le serment solennel dit « du roi Sigismond » :

– « Comme le Seigneur a noyé Pharaon dans la mer Rouge, ainsi soit englouti dans les entrailles de la terre le cigain qui, ayant juré sur son Évangile, aura menti à un cigain ! Qu’il soit maudit, et que jamais aucun vol ne lui réussisse !{13}

Aussitôt que l’amazone eut prononcé ce terrible serment, Giska fit un signe et tout le monde courba la tête. La vieille bohémienne avait ouvert l’Évangile, et lu en chantant.

– L’Évangile tzigane… murmura Jeannot, en retirant pieusement sa casquette.

Giska chantait :

« … Seuls, les tziganes sont les vrais chrétiens… Seuls, les tziganes sont les fils de Dieu… Jésus l’a dit, en vérité… Il n’a aimé que les gens de la route… Il a dit : « Nourrissez-vous comme les petits oiseaux qui mangent le grain partout où ils le trouvent… »

… C’est Jésus qui a appris au romanichel à mendier et à marcher pieds nus… Et c’est Saint-Pierre, son disciple bien-aimé, qui a enseigné aux tziganes à trahir leurs semblables… Et le voilà à la porte du Paradis…

… Car c’est Jésus qui a institué tous les corps d’état…{14} Depuis celui du vol au « rendez-moi » jusqu’à tous ceux de la musique, de la bonne aventure et de la chaudronnerie… Que Jésus, la sainte Vierge et sainte Sarah nous protègent ! »

Quand Giska eut cessé cette étrange prière, tout le peuple se releva. La jeune amazone alors enveloppa dans les plis de sa robe de flamme les deux petits-enfants, et, divine protectrice, s’enfonça, sur son cheval, au plus noir de la crypte, pendant que des clameurs d’amour l’accompagnaient. Elle se retourna une dernière fois :

– Qu’on distribue le Pain et le Vin ! ordonna-t-elle.

La tourbe nomade, épuisée de contorsions, de convulsions et d’invocations, ne songea plus qu’à se faire des forces dans la ripaille. Des tonneaux pleins de provisions, des barils gonflés de vin et d’hydromel roulèrent sous les voûtes… Alors commença une effroyable orgie, comme jamais la crypte des Saintes-Maries-de-la-Mer n’en avait vu. Ce fut un tel sabbat que l’on appela la reine qui avait été élue cette nuit-là : la Reine du Sabbat.

III – OÙ PETIT-JEANNOT COMMENCE À SE REPENTIR D’AVOIR ÉTÉ TROP CURIEUX

C’était la seconde nuit que M. Baptiste, enfermé dans sa petite maison, perdue tout là-bas au bout de la grève des Saintes-Maries-de-la-Mer, travaillait sur le dossier mystérieux que lui avait apporté « l’espèce de mécréant ». Il lisait, écrivait, annotait, scellait des papiers d’une sorte de sceau dont le cachet bizarre ressemblait à une montre. Il ne prenait point une seconde de repos.

Soudain, la porte de la petite pièce dans laquelle il était enfermé résonna sous de terribles coups. M. Baptiste sursauta, tressaillit, releva son front en sueur ; ses mains se jetèrent instinctivement sur le paquet de dossiers qui s’échafaudait sur la table, et ses yeux s’allumèrent d’une flamme terrible. Jamais un quelconque client de M. Baptiste, habitué à son terne et mélancolique regard, n’eût soupçonné que tant de feu couvait au fond de ces orbites.

– Qui est là ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.

– C’est moi ! moi, Jeannot ! Ouvrez ! Ouvrez vite, monsieur Baptiste, pour l’amour de Dieu !

M. Baptiste se leva et ouvrit la porte, repoussa Jeannot qui s’en fut tomber sur une chaise avec un soupir désespéré. M. Baptiste, tranquillement, referma la porte de la petite pièce, la porte de la boutique, et se retourna vers Jeannot.

– Qu’y a-t-il, mon ami ? demanda-t-il.

– Ce qu’il y a, monsieur ? Ce qu’il y a ? Il y a que je vous ai volé votre montre.

– Quelle montre ? interrogea stupéfait M. Baptiste.

– Eh ! vous savez bien, celle sur laquelle on a écrit : À deux heures…

– Chut ! commanda brutalement l’horloger qui pâlit en constatant que la poche de son gilet était vide, en effet, de l’objet en question. Je te disais bien, bandit, que tu mourrais sur l’échafaud !

– Ah ! monsieur, j’en ai été bien puni !

– Et où est-elle ?

– Ici, dans ma poche, monsieur, tenez… prenez-la vous-même… Quant à moi, j’ai juré que je n’y toucherai jamais plus. Ah ! M. Magnus avait bien raison… ces montres-là, ça brûle !

L’horloger plongea un pouce et un index dans la poche du gilet de Petit-Jeannot et en retira sa montre.

– Au moins, fit-il, en la regardant et en la remettant dans sa propre poche, tu ne l’as montrée à personne ?

– Eh ! voilà bien le malheur, monsieur ! Je l’ai montrée à tous ceux qui me l’ont demandée !

M. Baptiste empoigna Petit-Jeannot au collet :

– Et qui donc pouvait te demander à regarder cette montre-là ?

– Lâchez-moi, monsieur, car vous allez m’étouffer, et je ne pourrai plus rien vous dire.

– Parle donc, commanda M. Baptiste, impatient.

Alors Petit-Jeannot, qui paraissait encore avoir allongé et avoir maigri depuis deux jours, et dont le pauvre visage émacié, tout barbouillé de cheveux filasse, portait tous les stigmates d’une récente épouvante… Petit-Jeannot commença le récit de la terrible aventure où l’avait jeté la curiosité qu’il avait eue de connaître les mystères de la crypte de sainte Sarah. Il dit comment M. Magnus lui ayant appris quelle sorte de montre il fallait avoir pour assister aux plus secrètes cérémonies, il s’était rappelé que M. Baptiste en avait toujours une de ce genre dans la poche de son gilet. Mais la seule nouvelle qu’on avait pu lui tirer sa montre de son gousset suffit à mettre M. Baptiste dans un état des plus hostiles vis-à-vis du pauvre Jeannot, dont le regard suppliant semblait demander grâce.

– Et comment savais-tu que j’avais une montre de ce genre dans la poche de mon gilet ?

– Monsieur, je vais vous dire : j’avais quelquefois mis les doigts dans votre gousset.

– Et pourquoi faire, fléau de Dieu ?

– Mon bon monsieur Baptiste, ne vous fâchez pas… C’était pour vous emprunter quelques petites pièces…

– Assassin !

– Oh ! mon bon monsieur Baptiste… c’étaient des petites pièces de dix sous de rien du tout. Les autres, je n’y touchais pas… ou plutôt je les remettais avec la montre… car vous vous seriez certainement aperçu de leur disparition et vous n’auriez pas manqué de m’accuser, monsieur Baptiste.

– Tais-toi ! enfant de bagne !

– Me taire ! Oh ! monsieur Baptiste, il y a encore tant de choses qu’il faut que je vous dise…

– Et quand tu as eu la montre, tu es allé à la crypte ?

– Hélas ! monsieur. Hélas, oui ! Je suis allé à la crypte !

– Et qu’est-ce que tu as vu dans la crypte ?

– J’ai tout vu, mon bon monsieur Baptiste. Les fous qui chantent et qui dansent et les petits enfants que l’on voulait tuer… quand la dame en rouge est arrivée…

– Qu’est-ce que c’est que la dame en rouge ?

– C’est la reine qu’on attendait, paraît-il. Elle s’est emparée du fouet et elle a flanqué une bonne raclée à tout le monde. Ils ne l’avaient pas volée ! Oh ! elle n’a pas l’air commode ! Et puis, on a mangé et on a bu, c’est là que mes malheurs ont commencé… J’ai cru que ma dernière heure était venue.

– Tu auras commis quelque imprudence ?

– La grande imprudence, monsieur Baptiste, c’était d’avoir la montre… J’ai cru que je pouvais aller en paix partout où allaient les montres… et pendant que l’on distribuait le pain et le vin, j’ai suivi les Heures qui, elles, suivaient la reine rouge que l’on appelait le Dieu doré.

– Et où est-il allé, le Dieu doré ?

– Oh ! pas loin ! D’abord il était à cheval, et son cheval ne pouvait pas aller bien loin dans la crypte. Il est allé tout de même jusqu’au fond. Et puis ils sont tous entrés dans une petite salle humide et voûtée, éclairée dans son milieu par une torche qui brûlait derrière un fauteuil de pierre. Dans le fauteuil il y avait un vieil homme, si immobile qu’on aurait dit que lui aussi était en pierre, et si vieux que sa barbe blanche descendait jusqu’à ses genoux.