Il sait mentir, comme vous ne le saurez jamais, et renier et tromper comme saint Pierre lui-même… Et quand il lave ses mains dans le Danube, l’eau devient toute rouge de l’occident à l’orient… C’est Jésus, la Sainte Vierge et sainte Sarah qui l’ont fait et qui nous l’envoient sur un grand cheval blanc, dont j’entends sonner les quatre sabots d’or ! Mais pour qu’il arrive, il faut que le sang des gadschi coule !

Toute l’assemblée répond :

– Il faut que le sang des gadschi coule !

Giska, plus fort :

– Il faut que le sang des gadschi coule ! pour que Réginald soit vengé !

Et toute la foule, avec des voix terribles :

– Il faut que le sang des gadschi coule ! pour que Réginald soit vengé !

Les flammes vertes ont pris une ampleur démesurée ; elles lèchent les voûtes, elles enveloppent Giska de leur rayonnement macabre et tout à coup, agitant son poignard, la sorcière saute de son trépied.

– Entendez-vous gémir la terre ? hurle-t-elle. Écoutez ! Écoutez le sol qui tremble sous les quatre sabots d’or ? Le voilà ! Il arrive ! Il est à nous, le Dieu vengeur ! Qu’il vienne donc, et qu’il se lave les mains dans le sang chaud des gadschi !

Et elle va frapper les deux innocentes victimes, quand soudain son bras meurtrier reste suspendu… Car c’est vrai que le sol tremble et que la terre est déchirée… Et le tonnerre n’entre point avec plus d’éclat dans le temple pour foudroyer l’impie que ne se précipite dans la crypte cette jeune amazone, enveloppée du masque d’or de ses cheveux flottants, vêtue de la longue robe rouge qui traîne comme une flamme sur la croupe fumante de son blanc coursier.

Par où sont-ils entrés tous deux ? Ont-ils défoncé la porte ? Ont-ils percé les murs ? Sont-ils surgis de la terre profonde ? Ils ont traversé les flammes vertes et les ont courbées sous eux comme ferait le vent de la tempête, et ils ont bondi jusqu’à la prophétesse qui est maintenant désarmée, les mains nues… Le poignard a été rejeté dans la nuit et tout à coup le fouet, le fouet sacré s’est fait entendre ! Il a claqué éperdument sous les voûtes sonores…

Et il est dans le poing, dans le petit poing de l’amazone à la robe de flamme, aux bottes jaunes et aux cheveux de soleil ! Il claque au poing du Dieu doré, le fouet du grand-coesre ! Et ce petit Dieu est une déesse… une enfant… et sous le rayonnement extraordinaire de sa chevelure d’or on aperçoit sur son beau front courroucé… une mèche blanche !

Quel silence maintenant sous les arches souterraines de l’antique basilique ! Eh quoi ! c’est cela que sainte Sarah leur envoie… cet être frêle… cette belle enfant impétueuse, dont toute l’audace ne tiendrait pas une seconde devant le danger, surgi en travers de sa course ! Devant cette jeunesse et tant de faiblesse apparente, l’assemblée, un moment surprise par l’arrivée foudroyante de l’amazone, reprend conscience d’elle-même, regarde, juge, et, stupéfaite, attend qu’on lui explique cette énigme.

– Qui es-tu ? demande Giska, toi qui rejettes le glaive et t’empares du fouet.

– Je suis la maîtresse de la Bonne Aventure… répond la belle enfant d’une voix mélodieuse.

– Qui t’a dit de venir ici ?

– Le Maître de l’heure !

– Et qui a commandé au Maître de l’heure de t’envoyer ici ?

– Sainte Sarah !

Des murmures montent des coins les plus obscurs et les plus profonds de la crypte. Giska ordonne d’un signe que l’on se taise, et l’ordre et le silence, en un instant, sont rétablis. Mais l’assemblée certainement, est frémissante d’entendre d’aussi énormes paroles dans une aussi petite bouche. Giska demande :

– Qu’est-ce que tu nous apportes ?

– L’Heure Rouge !

– Où la portes-tu ?

– Sur mon cœur !

Des cris amis éclatent :

– Elle répond bien !

– Chut ! fait Giska. Que viens-tu faire ?

– Vous venger.

– Et que demandes-tu pour cela ?

– Votre obéissance.

À ce mot, nouvelles rumeurs. Giska étend le bras ; elle proclame :

– Jamais le peuple cigain n’a obéi à un autre qu’à son Grand-Coesre.

– Je suis votre Grand-Coesre.

Alors il y a des gloussements, des rires, des moqueries. Ce n’est plus de l’indignation. On s’amuse.

– Tu dis que tu es notre Grand-Coesre, reprend Giska, mais tu ne le prouves pas.

– Je le prouve, puisque c’est moi qui ai le Fouet sacré.

– Tu me l’as pris.

– Je ne le rendrai pas.

– On te le reprendra.

– Non !

Et l’amazone se dresse debout sur ses étriers d’or, les deux soleils noirs de ses yeux lancent des flammes sombres :

– Tous ici, depuis le premier des aurari jusqu’au dernier des liaessei, vous me jurerez fidélité ! Je suis votre Grand-Coesre ! Je suis votre Reine ! Mâles et femelles, vous êtes à moi !

Ce disant, elle fait claquer au-dessus de sa tête le Fouet sacré, et cette fois, d’une façon si effrayante, que l’écho de la vieille basilique en est déchiré… Et pendant que le fouet claque, elle proclame encore sa tyrannie :

– Tous ! Tous ! Tous ! Vous êtes mes vabrassi !{10}

Tumulte effroyable et puis silence… Alors quatre géants s’avancent. C’est Balthazar le Croate, c’est Routchouk le Valaque, c’est Hedjaz du grand désert de la mer Rouge, et Attila le Dace.

Attila le Dace prend la parole.

– Non, dit-il, nous ne sommes point tes vabrassi ! Et Balthazar le Croate :

– Évidemment, tu as le dolman rouge à brandebourgs et les bottes jaunes et le bonnet d’astrakan des Grands-Coesres ; mais nous ne sommes pas tes vabrassi.

Hedjaz du grand désert de la mer Rouge :

– Tu as le fouet également : mais ce sont des attributs que tu as volés à l’aide de quelque sortilège. Il ne sera pas difficile de te les arracher.

Ce fut Routchouk le Valaque qui prononça la parole la plus grave :

– Comment veux-tu avoir des vabrassi ! Tu ne saurais pas les fouetter !{11}

L’amazone avait croisé les bras sur sa jeune poitrine haletante. Son petit poing crispé tenait toujours le fouet ; les rênes flottaient sur l’encolure du merveilleux cheval blanc qui ne bougeait pas plus qu’un cheval de bronze.

La foule des bohémiens attendait maintenant, sans manifestations, ce qui allait, ce qui devait se passer. Tous étaient stupéfaits de l’arrivée de cette radieuse enfant, car ils ne pouvaient se faire à cette idée qu’ils trouveraient en elle un maître. Encore une fois, était-il possible que Sarah eût remis leur sort entre des mains si tendres ? Ce devait être une épreuve. Enfin, on allait voir. Ils attendaient, pour se prononcer, l’issue de la « cérémonie du Fouet » comme on attendait au moyen âge l’issue du duel appelé « jugement de Dieu ».

Chaque fois qu’on élisait un Grand-Coesre, il y avait des vabrassi qui se révoltaient, qui voulaient tenter l’épreuve du fouet, et cela n’avait pas d’autre importance que celle qu’il fallait attacher à un rite consacré ; cela faisait partie intrinsèque de la cérémonie au bout de laquelle le Grand Coesre, vainqueur, était acclamé. Mais dans la circonstance on ne présageait rien de bon de la fragilité de l’amazone rouge. Elle pouvait raconter qu’elle apportait « l’Heure Rouge » ; si elle ne savait pas manier le fouet, elle serait traitée comme la dernière des gadschi !

Giska, intervenant alors, comme c’était son devoir, et s’adressant à Routchouk le Valaque :

– Tu prétends qu’elle ne sait pas fouetter les vabrassi ; il faut le prouver.

– Je le prouverai ! répondit Routchouk.

– Et moi aussi ! fit Hedjaz.

– Et moi aussi ! proclama Balthazar.

– Et moi aussi ! grogna Attila.

En un tour de main, tous quatre se mirent nus jusqu’à la ceinture et entourèrent la belle « cavalière ». Celle-ci retroussa tranquillement sa manche sur son poignet où craquaient des bracelets d’or.

Les quatre hurlèrent un cri de guerre et se ruèrent…

Mais le fouet à la longue lanière commença de tracer un cercle que les quatre bohémiens essayaient en vain de franchir. Le fouet était partout et nulle part. On n’entendait que sa mèche sonore qui déchirait les chairs, les coupait comme eût fait la lame la plus effilée, crépitait sur les têtes, sur les torses, sur les bras, et faisait pleuvoir sur toute l’assistance une véritable pluie de sang. Ce fut pour les romani un spectacle unique et qui ne tarda pas à déchaîner leur enthousiasme. La jeune femme faisait face partout à la fois ; son bras infatigable tournait, voltait, s’allongeait, se repliait, décochait les coups avec une précision et une rapidité, une virtuosité qu’on n’avait pas encore connues de mémoire de romani.

Les quatre géants avaient commencé à se débattre en silence sous les coups. Furieux et bondissants, ils essayaient d’éviter la terrible lanière qui sifflait de tous côtés à la fois et les poursuivait partout. Et bientôt ils ne purent plus retenir le cri de leur douleur, le rugissement de leur rage. Le visage et le torse en sang, ils étaient étourdis, aveuglés et leurs bras ne pouvaient rien pour eux que leur éviter de trop cruelles atteintes. Ils n’avaient que le temps de garantir de leurs mains impuissantes, les yeux… les yeux qu’un coup de la mèche sacrée pouvait aller chercher au fond des orbites et cueillir comme des fruits.

Et maintenant, ils râlaient, ils s’accroupissaient, ils essayaient encore quelques bonds, et puis ils s’affalaient, vaincus par le petit poing de la déesse nouvelle, de la vierge maîtresse, du petit Dieu doré. Et une clameur insensée proclama cette victoire.

Alors commença la ronde traditionnelle autour du fouet qui continuait de claquer. Des fanatiques, ivres de cris, de chants, de prières et de blasphèmes, se dévêtirent à leur tour et hommes et femmes, la poitrine nue, s’offrirent avec exaltation à tous les coups de lanière, et pendant que la lanière cinglait, cinglait encore, ils tournaient, tournaient encore en psalmodiant comme des derviches, et en « demandant de la douleur » comme les Aïssaouas… Et la litanie reprenait dans tous les coins de la crypte son rythme monotone et lugubre… Sarahahaha ! sarahaahahasarah !…

Enfin Giska, qui semblait commander à cette tourbe de damnés, lança un ordre guttural qui arrêta la ronde net. Et Giska dit à la princesse dorée{12} :

– C’est bien ; tu es le Grand-Coesre annoncé.