Son angoisse à cause d’elle était affreuse… Et il continuait de suivre Milly dans le noir… Ils se tenaient par la main… Celle de la petite était glacée et tremblait. Ses hésitations parurent suspectes à Réginald. Où allait-il ? Où le conduisait-on ? Qu’est-ce que l’on faisait de lui ? Il n’en savait rien ! Il ignorait les lieux : c’était la première fois qu’il venait à l’ambassade d’Austrasie.
Du noir, du noir et du silence. Une porte est ouverte à tâtons et grince. Ils s’arrêtent, étouffant leur respiration, écoutant. Rien. Ils avancent. Encore des ténèbres. Ah ! c’est le parquet maintenant qui crie ! Encore une porte qu’ils franchissent ! Et tout à coup, derrière eux, ils sentent que la porte se referme toute seule… Milly pousse un léger cri, et puis on n’entend plus rien que les bruits sourds et haletants d’une lutte terrible qui agite l’ombre.
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Et enfin de la lumière, là-bas, tout au fond de la pièce… une lampe, dont la lueur, concentrée sous un abat-jour, éclaire l’uniforme éclatant de blancheur et le crâne d’un officier chauve, penché sur des dossiers… Dans la pénombre, à droite et à gauche, on devine deux autres uniformes dont les boutons, les aiguillettes, un bout d’épaulette accrochent quelques rayons. Les ténèbres se piquent encore de la petite lueur jaune d’une lampe minuscule sur la droite. Et derrière ce mince rayonnement jaune, une ombre est debout dont on n’aperçoit bien que la garde éblouissante du sabre.
La disposition de ces figures entre-aperçues rappelle, à s’y méprendre, l’aspect d’un tribunal militaire, la nuit, réuni d’urgence pour prononcer un jugement terrible et rapide sur quelque affaire secrète qui ne peut se terminer que par la mort de l’accusé, condamné à être fusillé en sourdine au fond d’un fossé, au petit jour, ou au fond d’une cave, la nuit.
Un crime de plus ou de moins ne comptait pas pour cette race terrible des Wolfbourg, qui régnait depuis des siècles sur l’Austrasie. Les salles de leurs palais, les murs de leurs châteaux féodaux, portaient les traces de leur politique sanglante, et étaient peuplés des fantômes de leurs victimes…
Réginald, debout maintenant, mais les mains liées et entouré de quatre gardes du corps qui ont tiré du fourreau leur épée nue, a vu cela, a deviné, a compris qu’il était arrivé au bout du guet-apens. Évidemment, Léopold-Ferdinand, trop lâche pour faire sa besogne lui-même, allait la faire exécuter par ses gens.
Aucun mot n’a encore été prononcé. On n’entend que le bruit que fait le président, en tournant tranquillement les pages du dossier qu’il a devant lui. Ce ne fut pas long. L’ombre à droite, qui était debout, lut quelque chose d’où il ressortait que « par ordre de l’empereur », un tribunal extraordinaire, militaire et secret était constitué pour juger Réginald Rakovitz-Yglitza, Valaque d’origine, Hongrois de nation, sujet austrasien, coupable de trahison et de haute félonie. Puis, la voix sèche et agressive procéda à la lecture d’un acte qui ne dura pas plus de cinq minutes, dans lequel il était relaté que Réginald Rakovitz-Yglitza avait des relations avec tous les ennemis de l’État, tant intérieurs qu’extérieurs, et qu’il avait formé une vaste association dont il était le chef, ayant pour but la chute du régime actuel et le soulèvement simultané des différentes nationalités constituant l’empire d’Austrasie… finalement l’établissement d’une fédération nouvelle de toutes les nationalités du Bas-Danube, reconnaissant l’autonomie de chaque race, surtout de la race bohémienne-cigaine, dont il était le grand chef. En châtiment de quoi le ministère public requérait contre ledit Réginald Rakovitz-Yglitza la peine de mort.
Réginald écouta l’acte d’accusation, sans un mouvement, sans un geste. Son ombre resta haute et droite dans l’ombre. Il avait tout perdu, sa maîtresse et sa patrie. Qui l’avait trahi ? Qui ? Cette comédie secrète d’un procès politique était évidemment destinée à masquer surtout la vengeance de l’époux outragé. En le faisant passer par la chambre de la reine, on avait fait comprendre à Réginald, sans qu’un mot eût été là-dessus prononcé, pour quelle raison première il allait mourir.
La voix de l’accusateur s’était tue. Le silence s’était fait à nouveau, pesant, terrible. Et soudain, dans cette paix noire et tragique, où se prépare un crime, Réginald entend, sur lui, sonner douze coups. Un frisson alors le secoue.
– Oh ! murmure-t-il. Deux heures et quart ! Dieu est donc contre nous !
Dès lors, il se crut bien perdu, fit une courte prière et attendit. Le président, lâchant enfin son dossier, lui adressa quelques questions auxquelles il ne répondit pas. Un officier, sur l’ordre du président, vint jusqu’à lui avec une petite lanterne, et lui soumit des papiers en lui demandant s’il reconnaissait son écriture. Il ne répondit pas.
À cette minute suprême, il ne songeait encore qu’à elle, et aussi aux deux enfants. Et c’est pourquoi, un instant, il trembla.
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