Quel sort leur était réservé ? Marie-Sylvie, Régina, Tania, trinité sainte qui emplissait, à le faire éclater, son cœur.

Un bruit de sabre le tire de son rêve. Le tribunal est debout. Le président lit la sentence qui condamne Réginald à la peine de mort. La sentence de ce tribunal extraordinaire ne dit pas de quelle mort l’homme doit mourir. On l’entraîne. On lui fait traverser une grande salle obscure, puis on l’introduit dans une petite pièce où il n’y a pas un meuble, et qu’éclaire tristement une lampe pendue au plafond. Là les quatre officiers qui l’accompagnent le fouillent, ne trouvent aucune arme sur lui, et le laissent seul, les mains liées.

Réginald regarde autour de lui de quel côté la mort va venir.

IV – LE RIRE DE LA REINE

Tout en travaillant sournoisement à se délier les mains, Réginald se glisse jusqu’à la fenêtre garnie de barreaux et de volets de fer. À travers les lames de ces volets, il aperçoit au-dessous de lui les Champs-Élysées, quelques lumières, des voitures qui passent avec un roulement sourd, enfin la vie nocturne de Paris, de ce Paris moderne qui l’entoure, et où la haine et l’audace d’un Wolfbourg ont su ressusciter un tribunal du moyen âge pour l’égorger en silence.

Réginald fait maintenant le tour de la chambre, interrogeant les murs, se demandant encore par où, de quel côté la mort va venir, par quelle porte elle va entrer. Et puis, c’est le silence à nouveau.

C’est horrible, cette attente de la mort, dans la chambre de cet hôtel, au centre de la civilisation ! Et voilà que se produit une chose qui fait que ses cheveux se dressent sur sa tête. Tout à coup… est-ce en haut ? en bas ? à gauche ? à droite ? Non et oui ! C’est partout, partout autour de lui il y a un immense éclat de rire2 un éclat de rire de la reine. Oh ! ce n’est pas lui qui se trompe sur cette voix-là, même avec un rire pareil !

Mais quel rire échappé jamais d’une bouche folle fut plus effrayant que celui-là ! C’est un rire qui ne cesse pas ! Ce sont des hoquets extravagants qui se suivent dans un crescendo délirant et formidable, tantôt sombres et lugubres comme des sanglots, tantôt aigus, clairs et perçants jusqu’à la pâmoison, comme ceux d’une personne qui ne peut plus retenir les éclats de son incroyable joie… Cela s’apaise cependant, et puis au moment où il croit que ce rire va expirer, cela reprend par saccades plus précipitées et remonte toute la gamme de la folie.

– La reine est folle ! La reine est folle ! hurle Réginald, en faisant des efforts surhumains pour se libérer de ses liens.

Et le rire continue toujours, atroce, déchirant, et Réginald, plein d’horreur et de rage, se demande quel supplice nouveau fut réservé à Marie-Sylvie pour que Léopold-Ferdinand obtienne un rire pareil !

– Au secours ! Au secours pour la reine !

Une porte s’ouvre, un monstre écumant, bavant, la mâchoire prête à mordre comme les bêtes acharnées à leur proie, les yeux injectés de sang, le poil hérissé, Léopold-Ferdinand se précipite sur Réginald, et le saisit à la gorge.

– Tu vas me dire, rugit le prince en délire, tu vas me dire depuis quand ? Tu vas me dire cela, et tu as la vie sauve. Allons, allons ! Depuis quand ?

Et pour que Réginald réponde, il cesse de l’étrangler.

– Tu ne le sauras jamais !

Par la porte laissée ouverte, le rire de la folle éclate plus proche avec un affreux tintinnabulement.

– Écoute la reine ! reprend le bourreau. Écoute-la : elle est folle, tu entends ? elle est folle parce que je lui ai demandé cela, et qu’elle m’a répondu comme toi ! Parce que moi, moi… il faut que je sache, vois-tu ? Comprends-tu ? Ah ! comprends-tu à la fin ?

Et sa fureur criminelle, son besoin de broyer de la chair, de faire jaillir du sang, de sentir palpiter une vie expirante sous ses doigts impatients, le précipite encore à la gorge de l’autre.

– Régina ! Tania ! Ce sont tes filles ! dis ?

Réginald a compris. Il s’arrache par lambeaux à la griffe du monstre, et sa voix trouve encore la force de râler :

– Non ! Non ! Tu sais bien que ça n’est pas vrai !

– Tu mens ! Régina-Tania, Tania-Régina, toutes deux portent ton nom, Réginald. Elles sont tes filles, dis ? Dis cela ! Et tu as la vie sauve ! Mais réponds donc ! Non ! Tu réponds non ! C’est oui qu’il faut dire ! Dis oui, et tu as la vie sauve ! Et je suis débarrassé de ce cauchemar ! Et je te renvoie avec tes filles te faire pendre ailleurs ! Comprends-tu, je ne veux point de tes bâtardes sur les marches de mon trône ! Deux bohémiennes au trône de Carinthie ! Tu vas pouvoir t’en aller tout de suite avec elles, tu entends, si tu me dis cela ! Ce sont tes filles, dis ?

Ah ! le mouvement de la mâchoire qui dit cela : « Ce sont tes filles ! » Réginald hausse les épaules :

– Tu es fou !

– C’est la reine qui est folle ! Elle aussi a juré que ce n’était point tes filles ! Elle a menti. Mais il me faut la vérité ! Sans la vérité de cela, je ne peux pas vivre, et si vous ne le dites pas, il faut mourir ! Mais dis-moi que ce sont tes filles et tu as la vie sauve !

Réginald répète :

– Tu es fou !

Léopold le prend aux épaules, le secoue.

– Qu’est-ce que tu crois ? Que je me vengerai sur tes enfants, dis ? Pour qui me prends-tu ? Est-ce que tu me crois capable d’un crime pareil ? Tu ne me réponds pas ! Te voilà comme la reine !

Réginald répète une fois encore :

– Tu es fou !

Mais l’autre s’exaspère :

– Veux-tu savoir pourquoi la reine est folle ? Eh bien tu sauras tout. Tu en sauras beaucoup plus long que moi qui ne sais rien. Sont-elles tes filles ? Sont-elles les miennes ? Alors, dans le doute… Tu ne sais pas ce que je fais, moi, Réginald, dans le doute ?

– Qu’est-ce que tu fais ?

Le monstre, écumant, a repris la gorge de Réginald.

– Je tue ! dit-il… Réginald ! Réginald ! Tes deux enfants sont mortes ! Elles sont mortes ! mortes ! mortes ! Je les ai tuées ! Et voilà pourquoi la reine est folle !

– Tu mens !

Ceci fut craché à la figure du bourreau dans un bondissement effrayant de Réginald qui se dressa enfin, les mains délivrées… Plus prompt que l’éclair, il a saisi la garde du sabre de Léopold et a tiré l’arme hors du fourreau. Le prince n’a pas eu le temps d’éviter le choc ; il pousse un cri terrible au moment où la lame s’abat sur lui à toute volée. Mais à son cri, un autre cri a répondu, et le coup de Réginald est paré par une arme sortie de l’ombre, arme assassine qui vient frapper le malheureux tzigane en plein front.

Réginald chancelle, étend le bras, laisse échapper le sabre de Léopold-Ferdinand, pare de la main un nouveau coup qui lui tranche les doigts et tombe à genoux non pour demander grâce, mais pour mourir… Il sent que la vie lui échappe et s’écoule avec son sang. À côté de Léopold-Ferdinand se tient l’homme qui a frappé. Réginald le reconnaît.

– Karl le Rouge ! murmure-t-il… assassin !

Mais le roi est penché au-dessus de Réginald et lui crie :

– Tu t’es trahi, Réginald ! Tu vois bien que ce sont tes filles ! Je sais la vérité maintenant, et tu peux aller en paix les rejoindre ! Ne te l’avais-je pas promis ?

Il y a un affreux silence… Réginald, par un effort suprême, redresse la tête, fixe son bourreau.

– Ce ne sont point mes filles ! Et si tu les as tuées, tu as tué deux innocentes… Mais tu mens ! Régina et Tania ne sont point mortes !

Léopold-Ferdinand soulève Réginald, le traîne jusqu’à la porte et lui dit :

– Regarde !

Alors Réginald, qui essuyait le sang de son front avec le sang de ses mains, aperçut à travers ses larmes rouges, tout au bout d’une galerie, une lueur… un coin de chambre éclairé où l’on distinguait vaguement une tache blanche.

– Allons ! un peu de courage, tu ne vas pas mourir avant de les avoir revues !

Et Léopold-Ferdinand, s’adressant à son complice :

– Tu as frappé trop fort, Karl ! Le malheureux va mourir avant d’avoir revu ses enfants… Aide-nous !

Soutenu par Léopold-Ferdinand et par Karl le Rouge, Réginald, le regard tendu vers la lueur, vers la tache blanche, avance. Et pendant qu’il avance, le rire reprend autour de lui, le rire semble sautiller tout autour de la tache blanche. Quand il eut fait quelques pas encore, Réginald vit que cette tache blanche était un lit, et que la lumière qui l’éclairait était celle de quatre cierges allumés aux quatre coins du lit.

Encore un effort… le voilà dans la chambre. Sur le lit, deux petites formes humaines sont étendues. Le drap qui les recouvre laisse voir seulement les deux visages. Ce sont les formes jumelles et les visages si adorablement pareils, dans la mort comme dans la vie, de Régina et de Tania. Au-dessus du drap, les mains des deux enfants sont croisées comme pour la prière et retiennent les crucifix.

Si les yeux pleins d’horreur de Réginald ne peuvent plus se détacher de ce spectacle de mort, les regards de Léopold-Ferdinand ne quittent point Réginald.

– Vois-tu, dit-il, comme elles reposent. Il y a une chose qui doit te consoler, Réginald, si tu es un bon père : c’est qu’elles n’ont point souffert !

Réginald, qui est au bout de ses forces, a étendu ses mains ensanglantées au-dessus de la couche, et sa bouche s’est ouverte… L’aveu va-t-il s’en échapper ? Ah ! comme Léopold-Ferdinand attend la suprême clameur qui va sortir de là ! Sa face hideuse est sur le visage de sa victime, où coulent les larmes de sang ; mais ainsi placé, Léopold-Ferdinand ne peut pas voir ce que Réginald voit de ses yeux qui s’éteignent…

Réginald voit que les paupières de l’une des deux petites princesses se sont soulevées… Il a aperçu le regard vivant de l’enfant qui le fixe terriblement une seconde, le regard égaré sur lequel tout de suite, comme lassées de l’effort accompli pour vaincre le sommeil, les paupières sont aussitôt retombées… Et alors une immense joie remplit ce cœur à l’agonie. Non ! non ! Elles ne sont pas mortes, ses deux enfants adorées ! Comédie ! comédie imaginée par l’autre, pour savoir… Vaincues momentanément par le narcotique, les deux royales jumelles connaîtront le réveil.

Et alors… et alors voilà ce que Léopold-Ferdinand entend de la bouche expirante de Réginald :

– Léopold-Ferdinand, Dieu t’a puni ! Tu as tué tes filles ! Le prince s’accroche au mourant qui, déjà, vacille…

– Jure-le ! Jure-le ! Tu vas mourir ! Jure-le sur ton salut éternel !

– Je le jure sur mon…

Et Réginald, dans un affreux soupir, auquel répond un rire infernal derrière les murs, se soulève une dernière fois pour aller tomber sur les lèvres blêmes de l’une des deux jumelles, y achever sa phrase et mourir !

*

* *

Léopold-Ferdinand s’est rué sur Réginald, l’a arraché à la couche où il est allé jeter son dernier soupir, et l’a fait rouler sur le parquet.