La Religieuse
La Religieuse
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LES BIJOUX INDISCRETS
CONTES ET ENTRETIENS
ENCYCLOPÉDIE (2 vol.)
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ENTRETIENS SUR LE FILS NATUREL. DISCOURS SUR LA POÉSIE DRAMATIQUE. PARADOXE SUR LE COMÉDIEN
JACQUES LE FATALISTE (édition avec dossier)
LE FILS NATUREL. LE PÈRE DE FAMILLE. EST-IL BON ? EST-IL MÉCHANT ?
LETTRE SUR LES AVEUGLES. LETTRE SUR LES SOURDS ET MUETS (édition avec dossier)
LE NEVEU DE RAMEAU
PARADOXE SUR LE COMÉDIEN (édition avec dossier)
PENSÉES PHILOSOPHIQUES. ADDITION AUX PENSÉES PHILOSOPHIQUES
PENSÉES SUR L’INTERPRÉTATION DE LA NATURE
LA RELIGIEUSE
LE RÊVE DE D’ALEMBERT
SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE. PENSÉES PHILOSOPHIQUES. LETTRES SUR LES AVEUGLES
DIDEROT
La Religieuse
PRÉSENTATION
NOTES
DOSSIER
CHRONOLOGIE
BIBLIOGRAPHIE
par Florence Lotterie
GF Flammarion
Florence Lotterie, maître de conférences en littérature française du XVIIIe siècle à l’École normale supérieure (Lyon), est notamment l’auteur de Progrès et perfectibilité : un dilemme des Lumières françaises (1755-1814) (Voltaire Foundation, 2006) ; elle a dirigé, avec Claire Jaquier et Catriona Seth, l’anthologie Destins romanesques de l’émigration (Desjonquères, 2007) et le premier volume des Œuvres complètes de Mme de Staël (Champion, 2008).
© Éditions Flammarion, Paris, 2009.
ISBN : 978-2-0812-0821-6
9782081208216
1
Présentation
Ce n’est pas chez moi, c’est dans mon château
en Espagne que je suis pleinement satisfait.
Diderot, Lettre à Falconet (1766).
Genèse de l’œuvre
Du jeu de société au roman
Avant de devenir un roman, La Religieuse fut une plaisanterie ou, selon un mot mis en vogue à l’époque, une « mystification ». Dans l’ordinaire du 15 mars 1770 de la Correspondance littéraire, périodique manuscrit destiné à un public d’abonnés choisis, en particulier aux grandes cours d’Europe, parut un texte assez singulier de Grimm. Cet ami de longue date de Diderot prétendait dévoiler un étrange pot aux roses. Il racontait comment, dix ans plus tôt, une petite coterie amicale – dont faisaient partie Grimm et sa maîtresse, Mme d’Épinay –, constituée autour du célèbre philosophe, s’était mise en tête d’arracher à ses terres de Normandie et de faire revenir dans la capitale le marquis de Croismare, aimable compagnon dont l’esprit avait longtemps fort égayé les sociétés parisiennes des « philosophes ». On lui joua pour ce faire un tour pendable : comme il s’était intéressé à la situation d’une religieuse, Marguerite Delamarre, dont le procès en résiliation de vœux, finalement perdu, avait fait un certain bruit en 1757 et 1758, on imagina, vers le début de l’année 1760, de rédiger de fausses lettres de cette religieuse, présentée comme évadée de son couvent et en quête de soutien pour échapper aux poursuites judiciaires. Une certaine Mme Madin1 servit à la fois de boîte postale et de signature : c’est elle qui était censée héberger la malheureuse et chercher à lui trouver une place. Grimm joignait à sa relation le dossier des lettres, dont il avait gardé copie.
L’esprit du jeu, qui dura quatre mois, entre février et mai 1660, est très diderotien : l’homme a toujours aimé monter des plaisanteries mystifiantes, en particulier celles où son talent épistolaire est mis à contribution2. Si la correspondance fut une œuvre collective, il est donc assez vraisemblable qu’il domina rapidement le petit atelier d’écriture, dont l’objet relevait aussi du défi littéraire : comment être assez touchant, assez pathétique pour persuader le marquis de revenir à Paris voler au secours d’une malheureuse ? La personnalité puissante, voire autocentrée, de Diderot, se manifeste également dans la crainte d’être exclu de la mystification. La perversité suprême de ce qui est alors un jeu de société mondain, en effet, tient à son inquiétante réversibilité : celui qui mystifie peut être à son tour mystifié. Dans une lettre du 10 février à Mme d’Épinay, Diderot, apprenant que le marquis avait répondu, doutait de son adhésion : « Et cela est bien vrai ? Son cœur est-il bien fou ? Sa tête est-elle bien en l’air ? N’y a-t-il point là-dedans quelque friponnerie ? Car je me méfie un peu de vous tous3. »
Cette hantise de la relégation a pour contrepoint un processus d’annexion de ce qui est originellement une œuvre collective. Lorsque la plaisanterie tourne court, en mai, Diderot conserve à titre de projet personnel d’écriture le récit de vie de la fausse religieuse, inscrit en creux de la fausse correspondance comme une sorte de roman virtuel dont il n’est pas facile de savoir, au demeurant, s’il n’a pas constitué d’emblée un élément du programme des conjurés : la lettre datée du 13 avril évoque, par le biais de Mme Madin, un « gros volume » que la jeune fille soi-disant malade écrirait au péril de sa santé (p. 217). C’est « l’histoire de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons religieuses où elle a demeuré, et ce qui s’est passé après sa sortie », selon la lettre datée du 10 mai (p. 220). On tient là le résumé quasi exact de l’intrigue, dans sa simplicité dépouillée. Le roman que nous lisons aujourd’hui sous le titre La Religieuse est en effet un récit en première personne, où une narratrice revient sur son existence passée, au titre d’un bilan rétrospectif présenté comme nécessaire dans une perspective de construction identitaire : se raconter, prendre en charge sa propre histoire, c’est aussi apprendre qui on est, à soi-même comme aux autres, ici figurés par la présence d’un destinataire fictif auquel le récit est adressé – le « marquis », résidu du personnage réel de la mystification. Au XVIIIe siècle, ce dispositif narratif articulé sur une entreprise de connaissance et d’affirmation de soi fonde une forme littéraire neuve, que la critique moderne a nommée « roman-mémoires » pour souligner le fait qu’elle s’est inspirée des « mémoires » historiques du siècle précédent4. Les grands modèles en sont l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage (1715), La Vie de Marianne de Marivaux (1731), Le Philosophe anglais et l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut de Prévost (1731), Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils (1736) : leur influence est patente sur La Religieuse. Leurs titres évoquent souvent une « vie » ou une « histoire », parfois même une « confession5 », et font signe vers l’authenticité d’un parcours individuel, contre les artifices du romanesque : il y a dans le roman-mémoires un effet de réel, porté par la vigueur de la première personne, dont il n’est pas étonnant que Diderot se soit emparé, après avoir joué pendant des mois à donner à une fausse épistolière toute la vraisemblance d’une incarnation.
La Religieuse n’apparaît comme roman constitué et portant ce titre que vingt ans après la mystification initiale : entre octobre 1780 et mars 1782, Diderot le donne à la Correspondance littéraire, où il paraît en neuf livraisons successives, intercalées entre Jacques le Fataliste et Le Rêve de d’Alembert. Il en assume alors clairement la paternité, d’autant que cette salve de parutions correspond à un moment particulier de son existence où il rassemble et fait copier ses manuscrits dans le but de constituer, pour la postérité, un ensemble des œuvres qu’il consent à avouer, lui qui aura vécu en ne publiant presque rien, de son vivant, des grands textes que nous lisons aujourd’hui. Le texte de Grimm n’est alors pas intégré, pas plus que la correspondance originelle.
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