Itinéraire d’une religieuse forcée

Les quelques lecteurs choisis de 1780-1782 lisent donc directement l’histoire, racontée par elle-même, de Suzanne Simonin, née la troisième et dernière fille dans une famille de la petite bourgeoisie parisienne de palais, et contrainte de prononcer des vœux religieux sans vocation aucune, à la fois parce que la nécessité matérielle sacrifie la benjamine au profit des aînées à marier – donc à doter – et, surtout, parce que Suzanne est une bâtarde, fruit d’un adultère maternel qui constitue un dévorateur secret de famille et la voue à la haine inextinguible de son père officiel, au mépris jaloux de ses sœurs, socialement plus présentables mais infiniment moins belles6, et à l’effrayant chantage affectif de sa mère, dévote apeurée qui n’en finit pas d’expier son moment d’égarement et entend s’en décharger sur sa fille. L’entrée au couvent est présentée à Suzanne comme une « œuvre » visant à racheter Mme Simonin, qui craint pour son salut ; mais c’est aussi une manière de lui refuser l’accès au savoir et à l’expérience de l’amour et du sexe, car la famille accélère le processus conduisant à la prise de voile au moment où Suzanne devient l’objet de l’intérêt érotique d’un garçon promis à l’une de ses sœurs.

Ainsi censurée, Suzanne pénètre dans l’espace par excellence du non-dit sexuel, le couvent. Elle traverse, observe et subit les effets de ce non-dit en trois lieux successifs : Sainte-Marie, le couvent du noviciat et de l’hypocrisie ; Longchamp, celui de l’exaltation religieuse, visionnaire et aimante avec la mère de Moni, fanatique et persécutrice avec la mère Sainte-Christine qui lui succède ; Saint-Eutrope, enfin, celui de la rébellion des corps et des esprits exaspérés par les censures disciplinaires de la religion. Suzanne y est transférée à la suite d’une demande de résiliation de ses vœux pour laquelle elle a fait intervenir un avocat, M. Manouri, sans succès : elle a seulement gagné la haine des autres religieuses de Longchamp, dont les agissements seront heureusement démasqués par un prêtre vertueux venu enquêter, M. Hébert. En chaque couvent, elle est confrontée à une supérieure avec laquelle quelque chose du scénario d’éviction de l’amour maternel tente de se rejouer en sa faveur. Elle est la fille mal-aimée, mais également la « bonne » religieuse, se posant comme objet idéal : même la mère Christine, à l’origine des pires traitements infligés à la jeune fille, laisse entendre qu’elle a été déçue de n’être pas préférée par elle à la mère de Moni. S’il y a gradation dans l’organisation de l’intrigue, c’est au niveau de la violen ce des passions, qui culmine avec l’épisode de Saint-Eutrope où la question du conflit sexuel, posée dans les termes d’une sorte d’économie clandestine généralisée du lesbianisme, devient centrale. Cette question trouve une ultime expression dans l’épisode final, inspiré de toute une tradition romanesque libertine de la « courtisanerie » : Suzanne, évadée avec l’aide d’un moine lui-même en rupture de ban, dom Morel7, est plongée dans le monde de la prostitution et ne trouve de salut qu’en se réfugiant à l’hôpital, avant de prendre une place de blanchisseuse, sous un faux nom, hors de la ville.

Le roman reste en suspens sur le devenir de l’héroïne. Diderot, qui le revoit fébrilement avant, mais aussi après son insertion dans la Correspondance littéraire, l’a malgré tout laissé inachevé, à la fois parce que le temps lui a manqué – il était alors malade, et la révision générale de ses œuvres constituait une tâche écrasante – et peut-être aussi parce que le destin de Suzanne a été construit de telle sorte qu’il est impossible de résoudre à son profit la question de la connaissance sexuelle et de l’expérience du « monde » (où elle n’a jamais pu vivre vraiment). Être religieuse, semble dire le romancier, c’est cela : ne pas être apte à la dimension de l’aventure, de la vie avec les autres, de la vie tout court. Suzanne n’est pas une héroïne picaresque. D’un autre côté, l’inachèvement, témoignant des vicissitudes concrètes de la vie, confère au récit un effet de réel : Suzanne n’a pas encore terminé ses mémoires lorsque le temps de l’histoire rejoint, à la fin, celui de la narration, parce qu’elle ne peut pas écrire comme elle le souhaite, pour des raisons de discrétion et parce qu’elle est fortement requise par ses travaux. L’inachèvement témoigne des limites d’une existence : il peut être relié à la vraisemblable disparition tragique de l’héroïne.

On peut supposer que le roman fut l’affaire de Diderot seul. Si les preuves matérielles manquent, les indices internes à l’œuvre semblent plus probants : s’y concentrent, en effet, bien des motifs et des obsessions propres à l’imaginaire de l’écrivain. La révolte contre le despotisme familial est largement thématisée dans la fiction du siècle, et Diderot n’invente pas non plus la figure pathétique de la jeune fille soumise à des vœux forcés8, non plus que les attaques contre l’institution monastique et les effets déplorables du célibat des prêtres, alors banalisées par le militantisme des Lumières ; sur ce point, le texte se fait même l’écho manifeste de certaines des Lettres persanes de Montesquieu (1721). Mais l’éclairage, au propre et au figuré, est neuf. Auteur de Salons (1759-1781), écrits pour la Correspondance littéraire, qui fondent le discours moderne de la critique d’art, promoteur d’un renouveau de l’esthétique théâtrale, Diderot transforme les espaces du roman (cadre domestique, cadres conventuels, cadres urbains « crapuleux » de l’épisode final) en oppressants poèmes sonores et visuels de l’incarcération où les jeux du clair-obscur, la composition scénographique et une bande-son obsédante mêlant froissements d’étoffes, bruits de pas et courses folles, cris et chuchotements, litanies murmurées, chants religieux et profanes de l’amour et de la mélancolie funèbre, se constituent en actants à part entière, dont la sensible présence sert de révélateur aux flux incontrôlables du désir et aux contagions du délire et de la folie. Nous sommes loin de la tonalité badine dans laquelle baigne le récit de la plaisanterie originelle !

Une œuvre posthume

En 1796, soit douze ans après la mort de Diderot, La Religieuse fut pour la première fois publiée sous forme imprimée. Mais cette fois, le roman était accompagné du texte de Grimm de 1770, revu et corrigé, et de la correspondance initiale, elle-même largement révisée. L’éditeur, Buisson, avait bénéficié de documents provenant de la saisie au titre des « biens d’émigrés », pendant la Terreur, de la bibliothèque parisienne de Grimm, lequel avait, comme tant d’autres, fui la France. Naigeon, secrétaire et ami de Diderot, n’apprécia guère cette initiative, jugeant qu’il était malvenu, voire indiscret, de présenter l’œuvre achevée avec son échafaudage, et l’édition des Œuvres qu’il donna lui-même en 1798 illustra cette position. Selon lui, Diderot ne souhaitait nullement faire apparaître les traces de la mystification. Cela ne correspond pourtant pas à ce que révèlent les manuscrits. La Religieuse résulte en effet d’une hybridation complexe : s’il apparaît comme une sorte d’amplification fictionnelle du « volume » annoncé par la fausse Mme Madin, on constate aussi que le roman a intégré et refondu des éléments issus du matériau initial. Au moment où il le donne à la Correspondance littéraire, Diderot, qui s’est assuré d’avoir récupéré toutes les pièces du « dossier » de la mystification (notamment en sollicitant Grimm), est encore en train de corriger le texte pour créer une plus grande homogénéité entre le récit de Suzanne et ledit dossier. La version du roman parue dans le périodique n’est donc pas la dernière, comme le montre une copie conservée à la Bibliothèque nationale : Diderot a bien fait inscrire dans un second temps, en fin du roman, un ensemble auquel a été donné le titre sous lequel il est présenté ici9.

Diderot n’a pas seulement réadapté le récit de Grimm, il en a aussi supprimé une partie, que nous donnons en appendice10. Ses révisions vont également dans le sens d’une réappropriation, car Grimm s’était, dans la version de 1770, beaucoup mis en valeur. Or, la décennie qui s’est écoulée a vu se refroidir les relations entre les deux hommes, et tout se passe comme si cette distance s’était manifestée dans les corrections : les « nous », voire les « je » de Grimm sont presque partout remplacés par un fier « M. Diderot », devenu auteur dans tous les sens du terme : autorité centrale de la mystification, qui paraît du coup plus que jamais dépendante du projet romanesque, et créateur de ce projet.