– Vous avez été longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie, elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceurs… – Vous vous doutez bien tout ce qu’elle put ajouter du monde10 et du cloître, cela est écrit partout et partout de la même manière, car grâce à Dieu on m’a fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont débité de leur état qu’ils connaissent bien et qu’ils détestent, contre le monde qu’ils aiment, qu’ils déchirent et qu’ils ne connaissent pas.

Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat11. Si l’on observait toute son austérité, on n’y résisterait pas, mais c’est le temps le plus doux de la vie monastique. Une mère des novices est la sœur la plus indulgente qu’on a pu trouver. Son étude est de vous dérober toutes les épines de l’état ; c’est un cours de séduction12 la plus subtile et la mieux apprêtée. C’est elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine13 ; la nôtre s’attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas qu’il y ait aucune âme jeune et sans expérience à l’épreuve de cet art funeste. Le monde a ses précipices, mais je n’imagine pas qu’on y arrive par une pente aussi facile. Si j’avais éternué deux fois de suite, j’étais dispensée de l’office, du travail, de la prière ; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard ; la règle cessait pour moi. Imaginez, Monsieur, qu’il y avait des jours où je soupirais après l’instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans le monde qu’on ne vous en parle ; on arrange les vraies ; on en fait de fausses ; et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grâces à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait ce temps que j’avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et s’accroître. Je les allais confier à la supérieure ou à notre mère des novices. Ces femmes se vengent bien de l’ennui que vous leur portez ; car il ne faut pas croire qu’elles s’amusent du rôle hypocrite qu’elles jouent et des sottises qu’elles sont forcées de vous répéter ; cela devient à la fin si usé et si maussade14 pour elles, mais elles s’y déterminent, et cela pour un millier d’écus qu’il en revient à leur maison. Voilà l’objet important pour lequel elles mentent toute leur vie et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de cinquante années et peut-être un malheur éternel ; car il est sûr, Monsieur, que sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses15 en attendant.

Il arriva un jour qu’il s’en échappa une de ces dernières de la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l’époque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, Monsieur, la manière dont vous en userez avec moi. Je n’ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtement ; elle traînait des chaînes de fer ; ses yeux étaient égarés ; elle s’arrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings ; elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-même et les autres des plus terribles imprécations ; elle cherchait une fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée, et sur-le-champ, il fut décidé dans mon cœur que je mourrais mille fois plutôt que de m’y exposer. On pressentit l’effet que cet événement pourrait faire sur mon esprit, on crut devoir le prévenir. On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules qui se contredisaient : qu’elle avait déjà l’esprit dérangé quand on l’avait reçue ; qu’elle avait eu un grand effroi dans un temps critique16 ; qu’elle était devenue sujette à des visions ; qu’elle se croyait en commerce avec les anges ; qu’elle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient gâté l’esprit ; qu’elle avait entendu des novateurs d’une morale outrée17 qui l’avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu, que sa tête en avait été renversée ; qu’elle ne voyait plus que des démons, l’enfer et des gouffres de feu ; qu’elles étaient bien malheureuses ; qu’il était inouï qu’il y eût jamais eu un pareil sujet dans la maison ; que sais-je quoi encore ? Cela ne prit point auprès de moi ; à tout moment ma religieuse folle me revenait à l’esprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun vœu.

Le voici pourtant arrivé ce moment où il s’agissait de montrer si je savais me tenir parole. Un matin après l’office, je vis entrer la supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage était celui de la tristesse et de l’abattement ; les bras lui tombaient ; il semblait que sa main n’eût pas la force de soulever cette lettre ; elle me regardait, des larmes semblaient rouler dans ses yeux ; elle se taisait et moi aussi ; elle attendait que je parlasse la première ; j’en fus tentée, mais je me retins. Elle me demanda comment je me portais ; que l’office avait été bien long aujourd’hui : que j’avais un peu toussé, que je lui paraissais indisposée. À tout cela je répondis : Non, ma chère Mère. Elle tenait toujours sa lettre d’une main pendante ; au milieu de ces questions elle la posa sur ses genoux et sa main la cachait en partie ; enfin après avoir tourné autour de quelques questions sur mon père, sur ma mère, voyant que je ne lui demandais point ce que c’était que ce papier, elle me dit : Voilà une lettre… À ce mot, je sentis mon cœur se troubler, et j’ajoutai d’une voix entrecoupée et avec des lèvres tremblantes : Elle est de ma mère. – Vous l’avez dit ; tenez, lisez… – Je me remis un peu, je pris la lettre ; je la lus d’abord avec assez de fermeté ; mais à mesure que j’avançais, la frayeur, l’indignation, la colère, le dépit, différentes passions se succédant en moi, j’avais différentes voix, je prenais différents visages, et je faisais différents mouvements. Quelquefois je tenais à peine ce papier, ou je le tenais comme si j’eusse voulu le déchirer, ou je le serrais violemment comme si j’avais été tentée de le froisser et de le jeter loin de moi.