Elle parut avoir pitié de moi, elle me plaignit, elle m’encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je n’avais aucun goût ; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Ô Monsieur, combien ces supérieures de couvent sont artificieuses ! vous n’en avez point d’idée. Elle écrivit en effet. Elle n’ignorait pas les réponses qu’on lui ferait ; elle me les communiqua ; et ce n’est qu’après bien du temps que j’ai appris à douter de sa bonne foi. Cependant le terme qu’on avait mis à ma résolution arriva ; elle vint m’en instruire avec la tristesse la mieux étudiée. D’abord elle demeura sans parler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisération d’après lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vérité je crois que ce fut en pleurant : Eh bien, mon enfant, vous allez donc nous quitter ! chère enfant, nous ne vous reverrons plus !… et d’autres propos que je n’entendis pas. J’étais renversée sur une chaise ; ou je gardais le silence ou je sanglotais ; ou j’étais immobile, ou je me levais, ou j’allais tantôt m’appuyer contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein. Voilà ce qui s’était passé lorsqu’elle ajouta : Mais que ne faites-vous une chose ? écoutez, et n’allez pas dire au moins que je vous en ai donné le conseil ; je compte sur une discrétion inviolable de votre part ; car pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu’on eût un reproche à me faire. Qu’est-ce qu’on demande de vous ? Que vous preniez le voile. Eh bien, que ne le prenez-vous ? À quoi cela vous engage-t-il ? à rien, à demeurer encore deux ans6 avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit ; deux ans, c’est du temps, il peut arriver bien des choses en deux ans… Elle joignit à ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations d’amitié, tant de faussetés douces ; je savais où j’étais, je ne savais où l’on me mènerait, et je me laissai persuader. Elle écrivit donc à mon père ; sa lettre était très bien ; oh pour cela on ne peut mieux : ma peine, ma douleur, mes réclamations n’y étaient point dissimulées ; je vous assure qu’une fille plus fine que moi y aurait été trompée ; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle célérité tout fut préparé ! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment de la cérémonie arrivé sans que j’aperçoive aujourd’hui le moindre intervalle entre ces choses. J’oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je n’épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M. l’abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m’exhorta, et M. l’évêque d’Alep qui me donna l’habit7. Cette cérémonie n’est pas gaie par elle-même, ce jour-là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses s’empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober et je me vis prête à tomber sur les marches de l’autel. Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’étais stupide8 ; on me menait et j’allais, on m’interrogeait et l’on répondait pour moi. Cependant cette cruelle cérémonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m’associer. Mes compagnes m’ont entourée, elles m’embrassent et se disent : Mais voyez donc, ma sœur ; comme elle est belle ! Comme ce voile relève la blancheur de son teint ! Comme ce bandeau lui sied, comme il lui arrondit le visage, comme il étend ses joues ! Comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras !… Je les écoutais à peine ; j’étais désolée ; cependant il faut que j’en convienne, quand je fus seule dans ma cellule je me ressouvins de leurs flatteries, je ne pus m’empêcher de les vérifier à mon petit miroir, et il me sembla qu’elles n’étaient pas tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce jour, on les exagéra pour moi, mais j’y fus peu sensible, et l’on affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiqu’il fût clair qu’il n’en était rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure se rendit dans ma cellule. En vérité, me dit-elle après m’avoir un peu considérée, je ne sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit, il vous fait à merveille et vous êtes charmante ; sœur Suzanne est une très belle religieuse ; on vous en aimera davantage. Ça, voyons un peu, marchez… Vous ne vous tenez pas assez droite, il ne faut pas être courbée comme cela… Elle me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les bras ; ce fut presque une leçon de Marcel9 sur les grâces monastiques, car chaque état a les siennes. Ensuite elle s’assit et me dit : C’est bien, mais à présent parlons un peu sérieusement. Voilà donc deux ans de gagnés ; vos parents peuvent changer de résolution, vous-même vous voudrez peut-être rester ici quand ils voudront vous en tirer, cela ne serait point du tout impossible. – Madame, ne le croyez pas.