Une des corrections affirme que « la plupart des lettres sont postérieures au roman » (p. 223). C’est prétendre que l’idée d’insérer le récit de vie de la fausse religieuse était présente dès le début et que ce récit était déjà largement écrit, mais comme toute l’affaire est présentée comme méditée et contrôlée essentiellement par Diderot, c’est dire aussi qu’il a presque tout écrit : le roman de Suzanne et le gros des lettres de la fausse religieuse de 1760.
Écrire en des temps de détresse philosophique
Dans son récit, Grimm insistait beaucoup sur l’atmosphère de franche gaieté dans laquelle les complices se donnèrent le mot et rivalisèrent de trouvailles pour écrire les fausses lettres. Pour les philosophes des « Lumières » et leurs proches, l’heure n’était cependant pas propice aux débordements ludiques, et l’on peut s’étonner des « éclats de rire » qu’évoque le texte (p. 197). Diderot avait plus de raisons que quiconque d’être affecté par un contexte devenu dangereux, voire franchement répressif11. La suppression du privilège de l’Encyclopédie en 1759 s’inscrit dans une vaste offensive contre ceux qu’on appelle déjà les « philosophes », et qui furent brocardés sous ce titre en mars 1760, dans une comédie satirique de Charles Palissot, dont la première représentation fit grand bruit. Dans le texte de 1770, Grimm rappelle cette circonstance et souligne : « Tandis que ce scandale occupait tout Paris, M. Diderot, que ce polisson d’Aristophane français avait choisi pour son Socrate, fut le seul qui ne s’en occupait pas12. » Pourquoi la pièce Les Philosophes fit-elle « scandale » ? Elle fut comparée, dans le cours de la polémique, aux Nuées d’Aristophane, qui se moquait de Socrate, figure par excellence du sage auquel Diderot s’identifiait volontiers ; construite sur le modèle croisé des Femmes savantes et du Tartuffe de Molière, elle mettait en scène un groupe d’intrigants qui constituait une image dégradée et parfois grotesque, mais surtout inquiétante, du cercle encyclopédiste. Sous la figure du ridicule Dortidius, Diderot apparaissait comme l’une des cibles principales de Palissot.
Grimm souligne qu’il n’intervint pas directement dans ce qui allait devenir une des grandes querelles littéraires et idéologiques du siècle : les ripostes, immédiates et sanglantes, vinrent de proches, comme Morellet, et surtout Voltaire qui, orchestrant de loin l’hallali contre l’auteur de la pièce13, s’étonna, dans une lettre à Diderot, que ce dernier soit resté si discret. Diderot invoqua la posture du sage situé au-dessus de la mêlée, mais le fait est qu’il convenait d’être prudent s’il souhaitait poursuivre l’impression de l’Encyclopédie, grâce à d’occultes tractations avec le directeur de la Librairie, Malesherbes14, et ne pas reproduire l’épisode, pour lui traumatisant, de l’emprisonnement à Vincennes en 1749. C’est sans doute pourquoi il se lance dans l’écriture de la future Religieuse sans projet de publication : comment assumer publiquement la paternité d’un roman qui ne pouvait manquer d’apparaître comme un brûlot anticlérical, donc comme un manifeste du parti philosophique ?
La pratique secrète, clandestine, réservée à une petite communauté d’initiés, de l’écriture, ne serait-elle pas alors à comprendre à la fois comme une forme de compensation imaginaire à une situation réelle difficile, et comme une réaction de repli jaloux face à ce qui était sûrement perçu, avec le succès « médiatique » des Philosophes, comme la bêtise du « vulgaire », si prompt à se gausser des vrais sages ? Car à peu près au même moment, autour de 1762, Diderot commence aussi à rédiger Le Neveu de Rameau, tout aussi impubliable : outre le déploiement d’une philosophie matérialiste qui conduit droit à l’athéisme, on peut y lire la satire féroce des milieux « antiphilosophiques » qui ont soutenu Palissot.
C’est de bonne guerre : le rire suscité par la comédie satirique fut perçu, par les défenseurs des philosophes, comme déloyal en raison des « personnalités », c’est-à-dire des attaques ad hominem (contre des individus existants et faciles à reconnaître)15. Face à cette agression, le rire des complices de la mystification, sur fond d’allers et retours entre Paris et le refuge de propriétés amicales – durant l’année 1760, Diderot séjourne à La Chevrette de Mme d’Épinay, puis au Grandval du baron d’Holbach, philosophe matérialiste –, restaure l’harmonie sécurisante d’un groupe ridiculisé et menacé comme tel, et qui revendique par là un type de solidarité fondée sur une gaieté de bon aloi.
Ces amis16 qui s’enchantent de leur propre malice et de la naïveté supposée de Croismare, lequel répond en effet à la religieuse de papier, semblent bien prendre une revanche sur ce que Thierry Belleguic, dans une très stimulante étude, propose d’appeler des « défaites de la sympathie17 », particulièrement sensibles au Diderot de cette époque : rupture avec Rousseau, défection de d’Alembert à la direction de l’Encyclopédie (1758), mort de son père (1759) et déboires sentimentaux lestent en effet les mésaventures de la vie publique du douloureux contrepoint d’une expérience personnelle de la séparation et du deuil. Cette expérience s’investit peut-être dans le passage de la pseudo-correspondance au roman : Suzanne, bâtarde et objet de scandale, exclue du groupe familial des Simonin et splendidement isolée dans la grisaille disciplinaire du couvent (Longchamp) comme dans ses étranges plaisirs collectifs (Saint-Eutrope), inapte même à la vie sociale séculière dont on la retire trop tôt, peut être perçue comme une projection du « sujet Diderot », qui éprouve toutes les douleurs de la solitude, dans un moment critique de réévaluation nécessaire de son identité personnelle (deuil du père), intellectuelle (fin des amitiés anciennes) et institutionnelle (danger sur l’Encyclopédie). Mais il serait tout aussi vrai de dire que le calvaire de l’évadée renvoie à une expérience autobiographique traumatisante bien antérieure : en 1743, Diderot n’avait-il pas été conduit à s’échapper du monastère où son père, opposé à ses projets de mariage avec Antoinette Champion, l’avait fait enfermer18 ?
On peut enfin remarquer qu’en 1770, quand Grimm relate toute cette histoire, il s’agit encore de riposter au camp antiphilosophique : cette année-là, en effet, n’est guère plus confortable, émaillée qu’elle se trouve par une nouvelle offensive de censure de « livres philosophiques », en particulier le Système de la nature du baron d’Holbach, radicalement matérialiste et violemment anticlérical et athée, et l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, à laquelle Diderot a collaboré. Il convient d’y joindre la censure de la pièce de La Harpe, dont Voltaire saluera la vertu propagandiste et à laquelle Grimm fait allusion, Mélanie, ou la Religieuse, alors connue par des lectures dans des cercles choisis19.
Mystification et persiflage : un lecteur « floué » ?
La part de la mystification, moquerie aux dépens d’un tiers qui tombe dans le piège d’un mensonge bien construit, pose le problème de la moralité du rire : le mystifié, c’est aussi celui qui est le seul à ne pas comprendre ce qui, autour de lui, fait rire toute la compagnie. Se révélerait alors une forme de méchanceté railleuse pas si éloignée de la virulence satirique d’un Palissot. Le dispositif mystificateur de 1760 privilégie tout de suite le pouvoir de séduction de la religieuse. À lire attentivement cet échange de lettres, on constate que l’invention du personnage déborde rapidement le cadre plaisant du jeu de société au profit de la construction d’une machine à (se) faire désirer qui cherche, en la personne de Croismare, non seulement la dupe d’une plaisanterie, mais aussi la cible d’un trouble qui ne relèvera pas seulement de la compassion pour l’innocence souffrante : se manifeste ici une sorte de cruauté expérimentale, très caractéristique de l’homme Diderot et de son imaginaire créateur, où le goût de la mystification se met à la fois au service du plaisir de jouer et de la satisfaction d’égarer20. « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord ; tu récréeras mes yeux après, si tu peux21 », demande Diderot à l’artiste selon son cœur dans les Essais sur la peinture de 1765. C’est précisément la mission qu’il donnera au conteur dans une célèbre définition de l’art de l’illusion narrative, placée en épilogue au conte des Deux Amis de Bourbonne : « faire frissonner la peau et couler les larmes22 ». Si la mystification est un test de l’habileté créatrice pour Diderot plus que pour ses complices, c’est qu’il a intérêt à se prouver à lui-même qu’il est un bon écrivain et un bon metteur en scène des émotions, au moment où on le conteste comme philosophe et où il cherche aussi sa légitimité comme auteur dramatique avec Le Père de famille (1758). La fausse correspondance orchestre alors la mise en condition pathétique de Croismare, la figure textuelle du chef d’orchestre étant Mme Madin, voix manipulatrice s’il en est.
Cette prétendue bienfaitrice, censée avoir recueilli la pseudo-religieuse en attendant mieux, constitue à coup sûr, sous la plume de Diderot et de ses comparses, une idéale caisse de résonance des séductions de la fugitive. Figuration textuelle du spectateur conquis, elle relève d’un dispositif typiquement diderotien de triangulation du désir. Son regard enamouré impose la jeune fille en bel objet ambigu, au charme à la fois candide et dangereux, et en conditionne une réception pathétique : porteuse du regard d’amour maternel, Mme Madin déclare la religieuse si adorable qu’elle la voudrait pour fille, et cette focalisation envoûtée contribue à l’érotisation du personnage. Ce sera un élément capital de l’esthétique du roman lui-même, non sans ambiguïté d’ailleurs, car dans le passage à la première personne, Suzanne sera amenée à se décrire elle-même de l’extérieur comme cet objet du désir qui capte toutes les attentions.
Son charme est censé être celui de la candeur vertueuse. Le catalogue des qualités de l’héroïne tire la correspondance du côté de la lettre de motivation, voire de l’argumentaire commercial. Car la « lettre ostensible23 » de la soi-disant Mme Madin au marquis fait littéralement l’article : religieuse à vendre, état neuf, jamais servi. Il n’est jusqu’au nom qui ne puisse apparaître comme une suggestion de scénariste : « Monsieur, la personne que je vous propose s’appellera Suzanne Simonin » (p. 206). La situation dramatique choisie (la nécessité du pseudonyme pour une fugitive), comme le dispositif rhétorique de l’épistolaire dans lequel elle s’inscrit, exhibent peut-être plus qu’ils ne dissimulent le geste par excellence du romancier tel que le définira à la même période Diderot : faire au lecteur une proposition d’illusion consentie au nom de la prime de plaisir que donne le charme du pathétique. De fait, la correspondance est saturée par les codes et les topoï du roman « sensible » de la vertu infortunée auxquels les lecteurs de 1760, nourris de Prévost et de Richardson, sont déjà habitués, en particulier les larmes. Dans cette perspective, rien ne nous empêche de saisir, dans les réponses du fin et cultivé Croismare, bon lecteur lui-même, le travail ironique du double sens : lorsqu’il refuse d’écrire directement à « mademoiselle Simonin », par exemple, et exhorte « madame Madin » à continuer de lui en donner des nouvelles (p. 212), ne laisse-t-il pas entendre qu’il a conscience de s’adresser à une pourvoyeuse de fictions intéressantes, comme la langue du temps qualifie les représentations qui provoquent un attendrissement, allant de préférence jusqu’aux larmes, pour l’héroïsme de la « vertu » ?
Grimm assure pourtant que le sensible marquis, n’écoutant que son bon cœur, serait bel et bien tombé dans le panneau ; mais comme il se donne, dans toute cette histoire, un rôle très actif – que les corrections ultérieures de Diderot effaceront –, on se demande s’il ne cherche pas surtout à se mettre en valeur.
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