La Ronde

COLLECTION
FOLIO THÉÂTRE

Arthur Schnitzler

La Ronde

Dix dialogues

Texte présenté, traduit et annoté
par Anne Longuet Marx

TRADUCTION NOUVELLE

Gallimard

PRÉFACE

À Karl-Jean Longuet1

Derrière le médecin malgré lui, le poète

De celui qui écrit : « Les paroles sont tout. Car nous n’avons rien d’autre2 », on peut penser que sa vie sera avant tout littérature.

Un épisode d’enfance va nous éclairer sur le rapport d’Arthur Schnitzler au théâtre : lors d’une représentation du Faust à l’Opéra, deux chanteurs amis de son père, en retrait de la scène, lui adressent un furtif salut, puis entrent en scène dans une totale concentration. À partir de ce petit événement, Schnitzler sent naître en lui ce sentiment « où se mêlent et se confondent le sérieux et le jeu, la vie et la comédie, la vérité et le mensonge, et qui, au-delà de tout théâtre, bon ou mauvais, au-delà même de tout art3 », va l’émouvoir et l’occuper sans relâche.

Les amoureux de la scène cherchent-ils autre chose qu’une intensité de la présence incarnée par un acteur, qu’ils ont sentie un jour si fortement qu’ils ne cesseront plus de la rechercher et dont ils ont compris que le texte est un des supports de vérité, qui fixe du sens et de la sensation dans un rythme, dans une respiration qui va les saisir eux-mêmes. Cette apparition de l’acteur, qui surgit du fond de l’obscurité, ne s’oublie pas car elle forge une sensibilité, une attente, une exigence, chez les spectateurs que nous sommes. Pour le jeune Arthur, elle va devenir motrice et nourricière de toute une œuvre.

Et, en effet, Arthur Schnitzler a subi d’abord, puis transformé un destin tracé par l’autorité de son père, directeur d’une polyclinique et bientôt célèbre laryngologue, celui d’être comme lui médecin, avant de devenir très vite ce double littéraire que Freud s’est reconnu, celui qui va explorer la psyché non par la voie de la science mais par celle de la littérature.

 

Les échanges entre les deux hommes sont rares mais Freud lui écrit en 1922 :

Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double. Non que j’aie facilement tendance à m’identifier à un autre ou que j’aie voulu négliger la différence de dons qui nous sépare, mais, en me plongeant dans vos splendides créations, j’ai toujours cru y trouver, derrière l’apparence poétique, les hypothèses, les intérêts et les résultats que je savais être les miens.

Et il ajoute :

Votre déterminisme comme votre scepticisme – que les gens appellent pessimisme –, votre sensibilité aux vérités de l’inconscient, de la nature pulsionnelle de l’homme, votre dissection de nos certitudes culturelles conventionnelles, l’arrêt de vos pensées sur la polarité de l’amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de familiarité. […] J’ai ainsi eu l’impression que vous saviez intuitivement – ou plutôt par suite d’une auto-observation subtile – tout ce que j’ai découvert à l’aide d’un laborieux travail pratiqué sur autrui. Oui, je crois qu’au fond de vous-même vous êtes un investigateur des profondeurs psychologiques, aussi honnêtement impartial et intrépide que quiconque l’ait jamais été4.

Comprenons bien en quel sens il faut l’entendre : Schnitzler n’est pas un doctrinaire. Il l’écrit dans les remarques préliminaires de ses « Notes autobiographiques » : si, à dix-huit ans, il avait projeté, pour ses cinquante ans, une Philosophie de la nature, il y renonce bientôt :

Aussi bien, au-delà de l’aphorisme, toute théorisation m’apparaissait de plus en plus futile. Ce qui m’importait, c’était de créer des formes5.

Il va, par ses voies propres, celles de son extrême sensibilité aux situations et aux êtres, explorer les labyrinthes de l’âme avec une clairvoyance et une précision chirurgicale, par-delà tout système. Sa méthode est celle de l’observation pure, sans complaisance ni concession à quelque ordre que ce soit, moral ou social.

Il est libre et cette liberté éclate dans son écriture comme une énergie créatrice qui propage, telle une onde magnétique, les vérités du monde qu’il traque et met en scène.

La voix et les corps

Il n’est certes pas indifférent que la spécialité du père l’ait conduit à la voix, notamment à celle des acteurs, et donc au théâtre, et que cette proximité des acteurs et des chanteurs, dont le père s’occupait, ait suscité dès l’enfance le désir d’écrire des pièces et de les entendre, de les voir incarner par des voix, des corps et des gestes.

Le premier poème qu’il rapporte dans son autobiographie témoigne, comme il le relève lui-même, plus de sa propension à l’imitation et à la recherche d’un succès familial qu’à un élan inné vers la poésie :

Les Noces de Figaro, c’est fini,

Mais d’Arthur on entend toujours les cris.

Son chapeau il a perdu

Et maman de fureur ne se tient plus.

Mais enfin il l’a trouvé

Et bientôt dans son lit tranquillement il est couché6.

Les premiers textes de Schnitzler prennent donc la forme des cris d’Arthur qui occupe la scène. Cela n’est pas sans charme pour un début.

Il faut ajouter que le père donnait au Conservatoire de musique des conférences sur la voix et le langage et qu’Arthur, encore collégien, les avait entendues7.

Il n’est pas indifférent non plus que ce père, qui voyait d’un mauvais œil les penchants de son fils pour la littérature et les femmes, ne trouvât rien d’autre à lui répondre, devant sa demande de conseil, d’homme à homme, qu’un : « on laisse tomber8 » ; recommandation aussi obscure que simpliste, qui non seulement ne fut pas suivie mais provoqua probablement l’effet inverse. Sur le plan littéraire, sa passion pour les Romantiques, E. T. A. Hoffmann, Tieck, l’avait amené à envoyer, dès l’âge de seize ans, ses poèmes à des revues.

Arthur Schnitzler entre donc dans sa première activité de médecine sans aucune conviction, selon ses propres dires, parce qu’il ne lui vient pas à l’idée d’opposer des objections aux motifs raisonnables invoqués par son père. Il s’inscrit en 1879 à la faculté de médecine de Vienne. Très vite, il sent qu’il ne pourra se contenter de cette pratique ni d’être « le fils de l’homme célèbre », sujet sur lequel il projette une nouvelle9. Il sait que sa vocation est celle de l’écriture qu’il a en vérité choisie dès l’âge de treize ans quand il écrivait ses premières scènes. En 1880, il note dans son journal qu’il aimerait poser la pierre de fondation de son occupation officielle d’écrivain et publie bientôt, fin 1886, quelques aphorismes et un bref récit dans la Deutsche Wochenschrift, revue qui cesse rapidement de paraître10.

Il commence cependant à travailler comme assistant dans la clinique que dirige son père, au service de laryngologie, et entre en 1886 dans le service psychiatrique de l’hôpital du professeur Theodor Meynert, grand aliéniste et anatomiste du cerveau. Il passe ensuite dans le service des maladies de peau et de la syphilis, puis il s’engage dans des recherches sur le larynx. Peu enthousiaste à entrer dans la pratique, il est envoyé à Berlin, ce qui va accélérer son engagement dans le théâtre.

Il publie des comptes rendus de lecture, des chroniques dans une revue de médecine, l’Internationale Klinische Rundschau, ainsi que dans la Wiener Medizinische Presse, revue médicale fondée par son grand-père, et écrit en 1889 un mémoire sur « L’aphonie fonctionnelle et son traitement par l’hypnose et la suggestion ». Notons qu’il a les maîtres que Freud suit, le physiologiste Ernst Wilhelm Brücke et le chirurgien Theodor Bilroth ; remarquons également et surtout que tout le conduit à la voix. Il ouvre un cabinet de consultations privées où il écrit entre les visites des rares patients, et restera inscrit jusqu’à la fin de sa vie à l’annuaire des médecins sans avoir véritablement exercé11.

Genèse

C’est sa rencontre avec le petit groupe d’écrivains de la Jeune Vienne, à partir de 1890, qui va décider de ce qu’il va devenir. Il est le plus âgé des quelques amis qui se réunissent au Café Griensteidl : Paul Goldmann, neveu du rédacteur d’une revue qui publie ses premiers textes, Hermann Bahr, ami de l’éditeur Fischer qui lui signera un contrat d’exclusivité, Richard Beer-Hofmann, Felix Salten12, et un lycéen qui prend le pseudonyme de Loris, Hugo von Hofmannsthal, tous destinés à devenir des écrivains réputés de la Vienne de l’époque.

Schnitzler a élaboré dès 1886 – il a vingt-quatre ans – un cycle de sept pièces en un acte : c’est le cycle d’Anatole13, écrit sous l’influence d’Halévy, reconnaît-il, qui va constituer le point de départ de sa carrière d’auteur.

Il s’agit là de sept mono-actes centrés sur un seul personnage de la bohème viennoise qui parcourt tous les étages de la société d’une femme à l’autre. En face de lui surgit un autre type viennois, celui de la süsses Mädel14, la grisette, lascive et joueuse15.

Schnitzler suit son personnage dans des aventures drolatiques, dominées par ses inventions et ses prétentions, puis il s’en détourne pour juger de ses propres insuffisances. Celui-ci se définit lui-même un jour comme un ancien titan de l’amour et du désir, désormais vieillissant, et donc capable de se classer comme un « type » viennois de la légèreté frivole, dans la distance d’une conscience réfléchie. Sur un plan dramatique, on peut relever la variété des histoires que Schnitzler écrit durant plusieurs années, mais le montage n’a pas encore la logique et la précision qui caractérisent La Ronde. Le ton de ces pièces est « sceptique et épicurien », comme le note l’auteur dans son autobiographie16.

Le second texte important dans la genèse de La Ronde est Amourette (Liebelei). Schnitzler connaît un autre succès avec ce texte qui est porté à la scène en 1895, au Burgtheater, le nouveau grand théâtre de Vienne. Cette fois, l’on suit le destin d’une fille du peuple, profondément éprise d’un étudiant de bonne famille, lui-même empêtré dans une passion ancienne, histoire qui tourne à la tragédie : le jeune homme se marie alors qu’il a encore une liaison avec une autre, est surpris par le mari d’une femme de la bonne société qui le provoque en duel et le tue.