La pauvre jeune fille croit que c’est pour elle qu’il est mort, on la détrompe. La tragédie vire au grotesque.
D’un texte à l’autre, on voit bien que Schnitzler cherche plusieurs voies possibles dans une expérimentation de différentes hypothèses d’écriture.
On observe une montée en force jusqu’à La Ronde.
À partir de 1895, le jeune éditeur Samuel Fischer, qui vient de créer sa maison avec Rosmersholm d’Ibsen, décide de publier intégralement Schnitzler, comme il va le faire pour Hauptmann, Hofmannsthal, puis, bientôt, Thomas Mann et Hermann Hesse. Intégralement ? Nous allons voir que La Ronde va justement faire exception.
Un autre personnage va jouer un rôle important, c’est le directeur du Deutsches Theater de Berlin, Otto Brahm, proche de l’éditeur Fischer, qui, jusqu’à sa mort en 1912, montera toutes les pièces de Schnitzler.
Ce dernier décide, le 23 novembre 1896, de se mettre cette fois à un « hémicycle » en dix dialogues qu’il intitule d’abord La Ronde de l’amour (Liebesreigen). C’est en quelque sorte le troisième essai après les sept mono-actes d’Anatole et Amourette, tragédie grotesque en cinq actes.
Du texte au scandale de sa représentation
Le 24 février 1897, la pièce est rédigée, achevée. Il écrit à une amie, Olga Waissnix : « De tout l’hiver, je n’ai écrit qu’une suite de scènes qui est parfaitement impubliable et sans grande portée littéraire, mais qui, si on l’exhume dans quelques centaines d’années, jettera sans doute un jour singulier sur certains aspects de notre civilisation17. »
Il n’est pas certain qu’il doute des qualités littéraires de sa pièce car il la lit aussitôt à des amis, même s’il se limite ensuite à une publication à compte d’auteur de deux cents exemplaires hors commerce « imprimés comme manuscrit ».
La première édition se fait à Vienne en 1903 chez Wiener Verlag : le livre se vend lentement mais jusqu’à cent mille exemplaires au bout de vingt ans.
La suite va être celle que l’on connaît : l’un des plus grands scandales théâtraux du siècle18.
Tout commence par le scandale, avant même l’autocensure de Schnitzler. D’abord, le public rit : effet de miroir grossissant. Ce qui crée le scandale, ce n’est ni le texte ni sa mise en scène, mais l’attaque d’un groupe d’agitateurs antisémites qui a décidé de prendre ce spectacle comme un exemple d’un climat déclaré par lui sordide et introduit dans la littérature par des écrivains juifs qui diffament le mariage bourgeois.
Schnitzler, pour sa défense, souligne fortement la qualité artistique de son écriture. Il craint que l’on ne range cette pièce au magasin des viennoiseries, du type Anatole et les Grisettes, aux dépens de sa portée critique et il se réfugie dans une proclamation des raisons artistiques : sa pièce relève de l’art et non d’un héritage berlino-viennois. Le scandale ne se produit pas à Vienne mais à Berlin, le lieu par excellence de la libération des mœurs sous la République de Weimar.
Il ne reste d’ailleurs aucun témoignage conséquent sur la mise en scène du scandale. La censure n’est jamais véritablement assumée par une autorité institutionnelle, elle vient toujours par des biais, liés aux troubles à l’ordre public, que différentes instances, policières ou municipales, enregistrent. Les procès font suite aux incidents provoqués violemment au cours des représentations, violences antisémites, verbales et physiques amenant à l’interruption de la pièce dans le théâtre. Ils aboutissent à des non-lieux pour le théâtre, l’auteur et les acteurs.
Mais ce climat antisémite délétère conduit Schnitzler à décider l’autocensure de sa pièce et à interdire lui-même qu’elle soit jouée. Cela vaudra jusqu’à la mort de l’auteur, en 1931, et cinquante ans au-delà, puisque son fils ne lèvera l’interdiction qu’en 1981.
Schnitzler choisit donc de rester en retrait face à ce déferlement de violence qui porte sur l’auteur juif, plus que sur le texte lui-même qui est soigneusement évité dans sa réalité et sa puissance, et réduit à l’obscénité et au scandale.
L’aspect politique et antisémite couvre la dimension proprement littéraire, pour mieux la faire disparaître, ce dont l’auteur a bien conscience. Interdire lui-même que sa pièce soit jouée, dans de telles conditions, est la seule défense qu’il oppose aux attaques.
En France, cette censure édictée par Schnitzler ne joue pas puisqu’il a délégué ses droits à une amie traductrice, Suzanne Clauser : La Ronde est de ce fait montée par les Pitoëff en 193219. La pièce avait été publiée par les Éditions Stock dès 1912, lesquelles la rééditent régulièrement pour améliorer des détails de traduction.
Et c’est seulement à l’automne 1931, peu avant la mort de Schnitzler, que Fischer, très frileux jusque-là et craignant de nouveau le scandale, décide enfin de la publier en Allemagne.
En mai 1933, La Ronde fait partie des livres brûlés par le régime hitlérien.
Composition générale
Quel est donc l’objet du scandale ? Non pas une pièce classique en cinq actes comme l’était encore à sa façon Amourette, mais dix dialogues construits suivant un schéma très simple, mettant en scène un couple dont un seul terme change d’une scène à l’autre, A et B, puis B et C, puis C et D, et ainsi de suite jusqu’à ce que A se retrouve dans la dixième et dernière scène, permettant à cette ronde de tourner.
Ce qui caractérise également le texte est la traversée sociale qui fait passer de la prostituée au comte autour d’une seule action : la rencontre de l’homme et de la femme, leur conversation avant et après la consommation de l’acte sexuel, sur lequel d’ailleurs le rideau tombe.
Mais Schnitzler bouscule le vieil adage du « omne animal inter coitum simile20 ».
Car justement ce qu’il explore, c’est l’infinie variété des échanges suivant le sexe et la position sociale, mais aussi les rapports de force qui se jouent, grossiers ou subtils, souvent en clair-obscur, dépassant la conception mécanisante et interérotique et, à l’inverse, dévoilant ce qui tend vers la grande complexité de l’humain, son ambiguïté foncière.
Car si les corps s’équipent dans l’arène des rites sociaux et des normes, se construisent, s’arment, apparemment désinvoltes, plaisants, composés, ils tournoient à l’intérieur de la grande fabrique des apparences et de la séduction : leurs postures finissent par donner le vertige à travers un jeu de masques sans fin dont ils ne restent pas toujours maîtres.
Et si l’on voit défiler manifestement divers types féminins, la prostituée, la femme de chambre, la bourgeoise, la jeune fille modeste, voire la grisette, l’actrice enfin, tous ces personnages échappent cependant à une typologie pour apparaître beaucoup plus complexes : non plus seulement appât ou butin du jeu sexuel, mais souvent moteur de l’action.
Les positions varient suivant la situation sociale. Il s’agit par exemple de cacher, de se cacher derrière deux voilettes pour la femme mariée en visite chez le jeune homme, ou, au contraire, de dévoiler la blancheur de sa poitrine pour la femme de chambre, afin de figurer à cette place que l’on croit choisir, cette position où l’on veut se croire choisie, dans le jeu de la séduction.
Avec ces détails, Schnitzler montre admirablement toute l’amplitude du jeu suivant la position sociale. Dans la première scène, nous avons, d’un côté, le soldat avec son jargon brutal, dans la rudesse d’une quasi-résistance au langage, à la limite de l’articulation, refusant de se nommer, et réduisant la rencontre à un marché sexuel sans paiement ; face à lui, l’espace d’un instant, le temps d’un éclair, la fille sort de la rencontre ordinaire, ne souhaite pas être payée et cherche plus qu’une passe, de la psychologie, les mystères de l’amour comme une possibilité que la prostitution n’offre pas. De là, les insultes de la fille, sur lesquelles se clôt la scène, qui renvoient le soldat en fuite au souteneur qu’il devient malgré lui.
À l’inverse de cette crudité de l’échange, la bourgeoisie a le privilège de la diction et du babillage culturel. C’est le cas du cynique, ce jeune monsieur qui se prépare à la réception de sa première « femme honnête » comme à une véritable bataille, ne laissant rien au hasard, tel un metteur en scène minutieux qui prévoit lumières, parfums, en plus de tous les accessoires, boissons, mets raffinés, tout ce que les abondantes didascalies précisent, afin d’accueillir la future conquête dans un bain de tous les sens. L’allemand tend à résumer tout ce scénario sous le terme que l’on sait intraduisible de Stimmung (ambiance, atmosphère).
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