Le décor est un élément décisif, chaque détail doit être efficace. L’ironie de la scène ? Les préparatifs pour dévoiler la femme ont pour répondant la comédie de la séduction que prépare celle-ci avec ses deux voilettes qu’elle prétend ne pas vouloir quitter pour cette visite de cinq minutes. La mise en scène est inversée de ce côté, dans la réserve simulée, la résistance jouée et la chute calculée. Ici, c’est la femme qui contrôle la situation, jusqu’à la scène piquante où le jeune monsieur, au moment du premier passage à l’acte, défaille.

Mais si l’on défaille, l’on a encore une anecdote de Stendhal pour se sauver la face, et la dame, qui d’ailleurs se prénomme Emma – on voit que les références à la littérature française abondent –, va reprendre son surplomb ironique dans la situation :

LE JEUNE MONSIEUR

[…] D’ailleurs, j’ai complètement oublié l’histoire la plus jolie de ce Stendhal. Il y a là un des officiers de cavalerie qui raconte même que trois nuits ou même six…, je ne sais plus, il s’est trouvé avec la femme qu’il avait convoitée des semaines durant – désirée – tu comprends –, et que pendant toutes ces nuits ils n’ont rien fait d’autre que de pleurer de bonheur… tous les deux…

LA JEUNE FEMME

Tous les deux ?

LE JEUNE MONSIEUR

Oui. Cela t’étonne ? Je trouve ça si compréhensible – justement, quand on s’aime.

LA JEUNE FEMME

Mais il y en a certainement beaucoup qui ne pleurent pas.

LE JEUNE MONSIEUR, nerveusement.

Bien sûr… Mais aussi, c’est un cas exceptionnel.

LA JEUNE FEMME

Ah ! Je croyais que Stendhal disait que tous les officiers de cavalerie pleuraient dans ces circonstances.

LE JEUNE MONSIEUR

Tu vois, maintenant, tu te moques21.

Le dialogue est tel que l’on est au premier degré, puis à un degré plus complexe ; dans un clair-obscur enfin, qui nous fait toucher l’infini de la réflexion et pulvérise le sentiment premier de trivialité.

C’est ce que l’on retrouve avec la scène suivante, celle de cette jeune femme avec son mari, le soir, dans la chambre maritale, avec cette fois tous les clichés sur le mariage, mais surtout un scandale central : il importe de ménager des pauses dans cette philosophie du mariage pour relancer le désir et la séduction et s’assurer de nouvelles lunes de miel, solution qui concilie le régulier et l’irrégulier dans l’exercice de la fidélité et de son contraire.

LE MARI

[…] On n’est pas toujours l’homme aimant, il faut aussi de temps à autre sortir dans la vie hostile, se battre et agir ! Ne l’oublie jamais, mon petit ! Tout a son temps dans le mariage – c’est justement ça qui est beau. Il y en a peu qui après cinq ans se souviennent encore de – leur Venise22.

Le mari se lance ensuite dans un discours confus sur les créatures qui ont la nostalgie de la vertu et les femmes pures qui n’imaginent pas le tourment de celles qui ont perdu leur réputation et qui, toutes, meurent jeunes.

La force du texte, bien loin de ce premier plan apparent du théâtre de boulevard, impasse dans laquelle quelques mises en scène se sont embourbées, est ce par quoi il nous échappe : cette ambiguïté qui fait que derrière le masque, il y a encore un autre masque, et que ces successions sont telles les pelures d’oignon dont parle Büchner dans Léonce et Léna, quand le fou Valério, à la question du roi : « Qui êtes-vous ? », répond : « Est-ce que je sais ? (Il ôte lentement plusieurs masques l’un après l’autre.) Suis-je ceci ? ou bien ceci ? Franchement, je crains de m’effeuiller et de m’éplucher tout entier23. »

L’arrière-plan physique et métaphysique impulse dans toutes les scènes le jeu de la séduction et de la rencontre. Et le texte porte en lui toute l’ambiguïté des personnages.

De la double inspiration à l’ambiguïté de l’écriture

Car il y a bien une double inspiration, psychique et sociale. Une première inspiration puise dans le psychisme profond et dans le clair-obscur. Mais un second aspect social renvoie aux rapports de puissance dans le jeu érotique, où l’homme est tantôt le mâle traditionnel, tantôt un être plus étrange, même si les rencontres infidèles font partie du mariage bourgeois : en mettant en évidence les contradictions des personnages, Schnitzler transgresse toute vision conventionnelle.

Le comte de la dernière scène est épuisé ; dans la scène précédente, où l’actrice souveraine mène le jeu, il a déjà déposé son sabre comme on dépose les armes, abandonnant son accessoire principal, et l’on observe dans la suite du dialogue la précision du montage de la scène.

Si la prostituée, avec laquelle commence et se termine La Ronde, semble fragilisée dans la première scène par cette proposition d’une relation « vraie », c’est-à-dire sans être payée, qu’elle fait au soldat, elle se manifeste lors de la dernière scène dans sa toute-puissance face à un comte défait. La femme de la fin de La Ronde n’est pas celle du début.

Si nous prenons le poète, il apparaît en décalage complet avec la grisette : non seulement elle ne le connaît pas, ne le reconnaît pas comme auteur, mais reste absolument indifférente à la gloire après laquelle il court et, ainsi, lui fait perdre tout son pouvoir. Il est couvert des oripeaux de la vanité et de la pompe de l’imposteur révélés et dénoncés comme tels.

Et toute l’ambiguïté de la pièce tient au fait que le jeu de séduction est un jeu de masques et que, derrière lui, une pulsion de vie renvoie le texte en permanence dans une autre direction, ce que Freud avait bien compris24.

Quand ce jeu s’épuise, quelque chose d’autre peut surgir, un arrière-plan qui est un jeu de l’amour et de la mort. Le jeu de masques peut aussi basculer dans une sorte de gravité.

Et cela nous conduit à l’histoire de la mise en scène : car le texte porte en lui des représentations variables, selon que l’on met en évidence la mécanique de la séduction ou au contraire que l’on s’intéresse au clair-obscur. Il y a dans l’écriture du texte un glissement permanent d’un plan à l’autre qui se prête à cette confusion logique. L’histoire de la mise en scène anticipe et tient donc à cette qualité ambiguë de la pièce. Comment attraper l’autre ? On ne peut séparer l’étude du texte de l’étude de ses mises en scène, comme pour toutes les grandes pièces, l’une renvoyant toujours à l’autre… Car Schnitzler fait basculer en permanence du niveau superficiel des pelures d’oignon dont parle Büchner à un niveau plus profond, et joue de cette oscillation. Comme le dit bien son compagnon de la Jeune Vienne, Hofmannsthal : « Où faut-il cacher la profondeur, sinon à la surface25 ! »

La parole et le geste

Il y a deux façons d’aborder le texte : soit par le jeu de marionnettes avec sa danse de mort où l’homme est figé dans le rôle du tyran et la femme dans celui de l’éternelle victime, sans vie propre mais dans un jeu quasi mécanisé ; soit à travers le jeu des acteurs, lequel, retrouvant profondeur et complexité, se met à vivre en produisant les gestes qui donnent au texte toute sa force de vérité.

En réalité, c’est l’intrusion progressive de la vie dans ce spectacle qui en fait tout le poids, et cette impression est donnée par la montée en force des personnages féminins dans les dix dialogues, ce qui est très nouveau. La position masculine, à l’inverse, est fragilisée, voire liquidée. Nous avons là un texte « ouvert » avec ce paradoxe que c’est une ouverture en boucle, puisqu’il s’agit d’une ronde et que la dernière scène reconduit à la première.

Cette ouverture fermée en boucle est en quelque sorte cisaillée par l’acte sexuel qui interrompt chaque scène en distribuant un avant et un après. Et l’après est souvent celui de la désillusion, on est même parfois au plus bas comme à la fin de la scène du jeune monsieur avec la femme mariée, qui se félicite, nous l’avons vu, de sa première liaison avec « une femme honnête ».

Un courant fait basculer La Ronde du côté des femmes, qui deviennent avant tout des sujets agissants et non plus des objets. Dans leur diversité elles apparaissent désormais comme des partenaires à part entière, comme les garantes d’un retour à l’existence particulièrement significatif.

Car Schnitzler, tout en dépassant la situation archétypale où l’on a enfermé sa pièce en privilégiant trop facilement le côté sulfureux et gouailleur qui attire l’amateur de boulevard, sait parfaitement que l’on peut placer La Ronde sous cette ligne étroite. Mais le texte va à l’encontre de ces clichés. Sa grande force tient précisément à son ambiguïté permanente. Schnitzler ne se situe pas en héritier du théâtre de boulevard, et de son fameux ménage à trois, mais à l’opposé : La Ronde, pour tout réel amateur de théâtre, c’est-à-dire pour tout réel amateur de vie, plonge profondément dans les ressorts complexes de la psyché.

 

ANNE LONGUET MARX

 

 

En hommage à Philippe Ivernel, disparu à Paris le 1er juillet dernier, qui aura été le premier lecteur de cette édition, et mes remerciements à Albrecht Kroymann de Tübingen, pour la lettre et l’esprit.