LE JEUNE MONSIEUR

Puis-je vous dire une chose, Emma ? C’est seulement maintenant que je sais ce qu’est le bonheur.

La jeune femme retombe dans un fauteuil.

LE JEUNE MONSIEUR, s’assoit sur l’accoudoir,
lui passe légèrement le bras autour du cou.

… Ou plutôt, je sais seulement maintenant ce que pourrait être le bonheur.

La jeune femme pousse un profond soupir.

Le jeune monsieur l’embrasse de nouveau.

LA JEUNE FEMME

Alfred, Alfred, que faites-vous de moi !

LE JEUNE MONSIEUR

On n’est pas si mal, ici, n’est-ce pas… Et nous sommes à l’abri. C’est mille fois plus agréable que ces rendez-vous en plein air…

LA JEUNE FEMME

Oh, ne me les rappelez surtout pas.

LE JEUNE MONSIEUR

Moi, je m’en souviendrai toujours avec mille joies. Chaque minute que j’ai pu passer à vos côtés, voilà pour moi un souvenir délicieux.

LA JEUNE FEMME

Vous souvenez-vous du bal des industriels ?

LE JEUNE MONSIEUR

Si je m’en souviens… ? C’est que, pendant le souper, j’étais assis à côté de vous, tout près de vous. Et le champagne que votre mari…

La jeune femme le regarde avec un air de reproche.

LE JEUNE MONSIEUR

Je ne voulais parler que du champagne. Dites-moi, Emma, ne voulez-vous pas un verre de cognac ?

LA JEUNE FEMME

Une goutte, mais donnez-moi un verre d’eau d’abord.

LE JEUNE MONSIEUR

Oui… Mais où est donc – ah oui…

Il relève la portière et va dans la chambre.

La jeune femme le suit des yeux.

Le jeune monsieur revient avec une carafe d’eau et deux verres.

LA JEUNE FEMME

Où étiez-vous passé ?

LE JEUNE MONSIEUR

Dans… la pièce d’à côté.

Il verse un verre d’eau.

LA JEUNE FEMME

Maintenant je vais vous poser une question, Alfred – et jurez-moi que vous me direz la vérité.

LE JEUNE MONSIEUR

Je le jure –

LA JEUNE FEMME

Y a-t-il jamais eu quelque autre femme dans ces pièces ?

LE JEUNE MONSIEUR

Mais enfin, Emma – cette maison existe déjà depuis vingt ans ! – 

LA JEUNE FEMME

Vous comprenez ce que je veux dire, Alfred… Avec vous ! Chez vous !

LE JEUNE MONSIEUR

Avec moi – ici – Emma. – Ça n’est pas bien, d’imaginer une chose pareille.

LA JEUNE FEMME

Alors vous avez… comment dois-je… Mais non, je préfère ne pas vous poser la question. Il vaut mieux que je ne vous pose pas la question. C’est moi la coupable. Tout se paie.

LE JEUNE MONSIEUR

Mais qu’avez-vous donc ? Qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce qui se paie ?

LA JEUNE FEMME

Non, non, non, il ne faut pas que je retrouve mes esprits… Sinon je devrai, je devrai rentrer sous terre.

LE JEUNE MONSIEUR, la carafe d’eau à la main, secoue tristement la tête.

Emma, si seulement vous vous doutiez du mal que vous me faites.

La jeune femme se verse un verre de cognac.

LE JEUNE MONSIEUR

Je vais vous dire une chose, Emma. Si vous avez honte d’être là – si donc je vous suis indifférent – si vous ne sentez pas que vous signifiez pour moi tout le bonheur du monde – alors je préfère que vous partiez –

LA JEUNE FEMME

Oui, c’est ce que je vais faire.

LE JEUNE MONSIEUR, la saisissant par la main.

Mais si vous sentez que je ne saurais vivre sans vous, qu’un seul baiser sur votre main compte pour moi plus que toutes les tendresses que toutes les femmes du monde entier… Emma, je ne suis pas comme les autres jeunes gens qui peuvent faire leur cour – je suis peut-être trop naïf… je…

LA JEUNE FEMME

Mais si vous étiez malgré tout comme les autres jeunes gens ?

LE JEUNE MONSIEUR

Alors vous ne seriez pas là aujourd’hui – car vous n’êtes pas comme les autres femmes.

LA JEUNE FEMME

Comment savez-vous ça ?

LE JEUNE MONSIEUR, l’a attirée vers le divan,
s’est assis tout près d’elle.

J’ai beaucoup réfléchi à votre sujet. Je sais que vous êtes malheureuse.

LA JEUNE FEMME, enchantée.

Oui.

LE JEUNE MONSIEUR

La vie est si vide, si vaine – et puis – si courte – si terriblement courte ! Il n’y a qu’un seul bonheur… trouver un être dont on est aimé –

La jeune femme a pris une poire confite sur la table, la met dans sa bouche.

LE JEUNE MONSIEUR

La moitié pour moi !

Elle la lui tend des lèvres.

LA JEUNE FEMME, saisit les mains du jeune monsieur,
qui risquent de s’égarer.

Que faites-vous donc, Alfred… C’est ça, votre promesse ?

LE JEUNE MONSIEUR, avalant la poire,
ensuite plus hardi.

La vie est si courte.

LA JEUNE FEMME, faiblement.

Mais ça n’est pas une raison –

LE JEUNE MONSIEUR, mécaniquement.

Que si.

LA JEUNE FEMME, plus faiblement.

Voyons, Alfred, et vous avez pourtant promis… sage… Et il fait si clair…

LE JEUNE MONSIEUR

Viens, viens, toi mon unique, l’unique…

Il la soulève du divan.

LA JEUNE FEMME

Qu’est-ce que vous faites donc ?

LE JEUNE MONSIEUR

Par ici, l’endroit est moins clair.

LA JEUNE FEMME

Y a-t-il là encore une pièce ?

LE JEUNE MONSIEUR, l’entraîne.

Une belle… et très sombre.

LA JEUNE FEMME

Restons plutôt ici.

Le jeune monsieur déjà avec elle derrière la portière, dans la chambre, lui dénoue l’attache de sa jupe.

LA JEUNE FEMME

Vous êtes si… ô mon Dieu, que faites-vous de moi ! – Alfred !

LE JEUNE MONSIEUR

Je t’adore, Emma !

LA JEUNE FEMME

Attends, attends un peu au moins… (Faiblement.) Va-t’en… je t’appellerai.

LE JEUNE MONSIEUR

Laisse-me toi – laisse-moi te… (il s’égare) laisse-moi – t’aider.

LA JEUNE FEMME

Mais tu me déchires tout.

LE JEUNE MONSIEUR

Tu ne portes pas de corset ?

LA JEUNE FEMME

Je ne porte jamais de corset. La grande Odilon1 n’en porte pas non plus. Mais les chaussures, tu peux me les déboutonner.

Le jeune monsieur déboutonne les chaussures, embrasse ses pieds.

LA JEUNE FEMME, s’est glissée dans le lit.

Oh, j’ai froid.

LE JEUNE MONSIEUR

On va tout de suite avoir chaud.

LA JEUNE FEMME, riant doucement.

Tu crois ?

LE JEUNE MONSIEUR, désagréablement piqué, à part.

Elle n’aurait pas dû dire ça.

Il se déshabille dans l’obscurité.

LA JEUNE FEMME, tendrement.

Viens, viens, viens !

LE JEUNE MONSIEUR, ainsi ramené à meilleure humeur.

Tout de suite – –

LA JEUNE FEMME

Ça sent la violette ici.

LE JEUNE MONSIEUR

C’est toi-même… Oui (vers elle) toi-même.

LA JEUNE FEMME

Alfred… Alfred !!!!

LE JEUNE MONSIEUR

Emma…

LE JEUNE MONSIEUR

C’est certainement que je t’aime trop… oui… je perds mes esprits.

LA JEUNE FEMME

LE JEUNE MONSIEUR

Toutes ces journées, j’ai été comme fou, déjà. Je m’en doutais.

LA JEUNE FEMME

Ne t’inquiète pas.

LE JEUNE MONSIEUR

Oh ! Évidemment… Ça va presque de soi, si on…

LA JEUNE FEMME

Non… non… Tu es nerveux. Calme-toi donc…

LE JEUNE MONSIEUR

Tu connais Stendhal ?

LA JEUNE FEMME

Stendhal ?

LE JEUNE MONSIEUR

La Psychologie de l’amour1.

LA JEUNE FEMME

Non, pourquoi tu me poses la question ?

LE JEUNE MONSIEUR

Il y a là une histoire qui est très révélatrice.

LA JEUNE FEMME

C’est quoi cette histoire ?

LE JEUNE MONSIEUR

Il se trouve là toute une société d’officiers de cavalerie –

LA JEUNE FEMME

Ah ?

LE JEUNE MONSIEUR

Et ils parlent de leurs aventures amoureuses. Et chacun raconte qu’avec la femme qu’il a aimée le plus, vois-tu, qu’il a le plus passionnément désirée… qu’elle l’a, que lui l’a – enfin bref, qu’il est arrivé à chacun avec cette femme ce qui vient de m’arriver maintenant.

LA JEUNE FEMME

Moui.

LE JEUNE MONSIEUR

C’est très caractéristique.

LA JEUNE FEMME

Oui.

LE JEUNE MONSIEUR

Ça ne s’arrête pas là. Un seul prétend… que ça ne lui est pas encore arrivé de toute sa vie, mais, ajoute Stendhal, c’était un matamore réputé comme tel.

LA JEUNE FEMME

Ah –

LE JEUNE MONSIEUR

Et tout de même, cela te contrarie, voilà qui est bête, si insignifiant que ce soit, au fond.

LA JEUNE FEMME

Bien sûr. D’ailleurs, tu sais… tu m’avais promis d’être sage.

LE JEUNE MONSIEUR

Ah, ne ris pas, ça n’arrange rien à la chose.

LA JEUNE FEMME

Mais non, je ne ris pas. Ce Stendhal est vraiment intéressant. J’ai toujours pensé que seuls les gens âgés… ou bien les très… tu sais, les gens qui ont beaucoup vécu…

LE JEUNE MONSIEUR

Qu’est-ce qui te prend ? Ça n’a rien à voir avec ça. D’ailleurs, j’ai complètement oublié l’histoire la plus jolie de ce Stendhal. Il y a là un des officiers de cavalerie qui raconte même que trois nuits ou même six…, je ne sais plus, il s’est trouvé avec la femme qu’il avait convoitée des semaines durant – désirée – tu comprends –, et que pendant toutes ces nuits ils n’ont rien fait d’autre que de pleurer de bonheur… tous les deux…

LA JEUNE FEMME

Tous les deux ?

LE JEUNE MONSIEUR

Oui. Cela t’étonne ? Je trouve ça si compréhensible – justement, quand on s’aime.

LA JEUNE FEMME

Mais il y en a certainement beaucoup qui ne pleurent pas.

LE JEUNE MONSIEUR, nerveusement.

Bien sûr… Mais aussi, c’est un cas exceptionnel.

LA JEUNE FEMME

Ah ! Je croyais que Stendhal disait que tous les officiers de cavalerie pleuraient dans ces circonstances.

LE JEUNE MONSIEUR

Tu vois, maintenant, tu te moques.

LA JEUNE FEMME

Mais qu’est-ce qui te prend ! Ne fais pas l’enfant, Alfred !

LE JEUNE MONSIEUR

C’est que ça rend nerveux… Avec ça, j’ai l’impression que tu y penses sans cesse. Cela me gêne d’autant plus.

LA JEUNE FEMME

Je n’y pense absolument pas.

LE JEUNE MONSIEUR

Ah oui. Si seulement j’étais certain que tu m’aimes.

LA JEUNE FEMME

Tu me demandes encore des preuves ?

LE JEUNE MONSIEUR

Tu vois… tu n’arrêtes pas de te moquer.

LA JEUNE FEMME

Comment ça ? Viens donc, donne-moi ta petite tête.

LE JEUNE MONSIEUR

Ah, quel bien ça fait.

LA JEUNE FEMME

Tu m’aimes bien ?

LE JEUNE MONSIEUR

Oh, je suis si heureux.

LA JEUNE FEMME

Mais surtout, il ne faut pas pleurer encore.

LE JEUNE MONSIEUR, se détachant d’elle,
très irrité.

Encore, encore, je t’ai pourtant priée…

LA JEUNE FEMME

Si je te dis de ne pas pleurer…

LE JEUNE MONSIEUR

Tu as dit : « ne pas pleurer », encore.

LA JEUNE FEMME

Tu es nerveux, mon trésor.

LE JEUNE MONSIEUR

Je le sais.

LA JEUNE FEMME

Mais tu n’as pas à l’être. Je suis même contente que cela… que nous soyons restés…, pour ainsi dire, bons camarades…

LE JEUNE MONSIEUR

Tu recommences une fois de plus.

LA JEUNE FEMME

Tu ne te rappelles donc pas ! C’était l’une de nos premières conversations… Nous avons voulu être de bons camarades, rien de plus. Oh, c’était beau… c’était chez ma sœur, en janvier au grand bal, pendant le quadrille… Mon Dieu, je devrais être partie depuis longtemps… c’est que ma sœur m’attend – que vais-je bien pouvoir lui raconter… Adieu, Alfred –

LE JEUNE MONSIEUR

Emma – ! Tu ne peux pas me quitter comme ça !

LA JEUNE FEMME

Si – comme ça ! –

LE JEUNE MONSIEUR

Encore cinq minutes…

LA JEUNE FEMME

Bon. Encore cinq minutes. Mais tu dois me promettre… de ne pas bouger ?… Oui ?… Je vais encore te donner un baiser d’adieu… Chut… tranquille… ne pas bouger, j’ai dit, sinon je me relève tout de suite, toi, mon adoré… adoré…

LE JEUNE MONSIEUR

Emma… ma ché…

LA JEUNE FEMME

Mon Alfred –

LE JEUNE MONSIEUR

Ah, avec toi, c’est le paradis.

LA JEUNE FEMME

Mais maintenant, je dois vraiment partir.

LE JEUNE MONSIEUR

Ah, laisse ta sœur attendre.

LA JEUNE FEMME

C’est à la maison que je dois rentrer. Pour ma sœur, il est beaucoup trop tard. Quelle heure est-il donc ?

LE JEUNE MONSIEUR

Comment pourrais-je le deviner ?

LA JEUNE FEMME

Tu n’as qu’à consulter ta montre.

LE JEUNE MONSIEUR

Elle est dans mon gilet, ma montre.

LA JEUNE FEMME

Alors va la chercher.

LE JEUNE MONSIEUR, se lève d’un bond vigoureux.

Huit.

LA JEUNE FEMME, se relève vite.

Mon Dieu, vite, Alfred, passe-moi mes bas.Qu’est-ce que je vais donc dire ? On doit sûrement déjà m’attendre à la maison… huit heures…

LE JEUNE MONSIEUR

Quand vais-je te revoir ?

LA JEUNE FEMME

Jamais.

LE JEUNE MONSIEUR

Emma ! Tu ne m’aimes donc plus ?

LA JEUNE FEMME

C’est cela, justement.