Il s’assoit sur le fauteuil de velours bleu, s’allume une cigarette et fume. Après un petit moment, il se relève pour s’assurer que les jalousies vertes sont fermées. Soudain, il retourne dans la chambre, ouvre le tiroir de la table de nuit. Il tâtonne de la main et trouve une épingle à cheveux en écaille de tortue. Il cherche un endroit où la cacher, la met finalement dans la poche de son pardessus. Ensuite il ouvre une armoire qui se trouve dans le salon, en sort un plateau en argent avec une bouteille de cognac et deux petits verres à liqueur, pose le tout sur la table. Il revient à son pardessus, dont il sort maintenant un petit paquet blanc. Il l’ouvre et le pose à côté du cognac ; retourne à l’armoire, en sort deux petites assiettes et des couverts. Du petit paquet, il extrait un marron glacé et le mange. Puis il se verse un verre de cognac et le vide rapidement. Puis il consulte sa montre. Il arpente la pièce. – Devant la grande glace murale, il s’arrête un instant, réajuste, avec son peigne de poche, ses cheveux et sa petite moustache. – Il va maintenant à la porte du vestibule et écoute. Rien ne bouge. Ensuite, il ferme les portières bleues, fixées devant la porte de la chambre. On sonne. Le jeune monsieur sursaute légèrement. Puis il s’assoit sur le fauteuil et ne se lève qu’au moment où la porte s’ouvre et où la jeune femme entre.

La jeune femme, sous un voile épais, ferme la porte derrière elle, s’arrête un instant, met sa main gauche sur son cœur, comme pour maîtriser une violente émotion.

LE JEUNE MONSIEUR, s’avance vers elle,
saisit sa main gauche et dépose un baiser sur le gant blanc moucheté de noir.
Il dit à mi-voix :

Je vous remercie.

LA JEUNE FEMME

Alfred – Alfred !

LE JEUNE MONSIEUR

Venez, madame… Venez madame Emma1

LA JEUNE FEMME

Laissez-moi encore un instant – s’il vous plaît… oh je vous en prie, Alfred !

Elle se tient encore sur le seuil de la porte.

Le jeune monsieur, debout devant elle, lui tient la main.

LA JEUNE FEMME

Où suis-je donc ?

LE JEUNE MONSIEUR

Chez moi.

LA JEUNE FEMME

Cette maison est épouvantable, Alfred.

LE JEUNE MONSIEUR

Pourquoi donc ? C’est une maison très bien fréquentée.

LA JEUNE FEMME

J’ai croisé deux messieurs dans l’escalier.

LE JEUNE MONSIEUR

Des connaissances ?

LA JEUNE FEMME

Je ne sais pas. C’est possible.

LE JEUNE MONSIEUR

Pardon, madame – vous devez tout de même reconnaître vos amis.

LA JEUNE FEMME

Je n’ai rien vu du tout.

LE JEUNE MONSIEUR

Même si c’étaient vos meilleurs amis – ils n’auraient pu vous reconnaître. Moi-même… si je ne savais pas que c’est vous… cette voilette.

LA JEUNE FEMME

Il y en a deux.

LE JEUNE MONSIEUR

Vous ne voulez pas vous approcher un peu ?… Et enlevez au moins votre chapeau !

LA JEUNE FEMME

Quelle idée, Alfred ? Je vous l’ai dit : cinq minutes… Non, pas plus… je vous le jure –

LE JEUNE MONSIEUR

Alors la voilette –

LA JEUNE FEMME

Il y en a deux.

LE JEUNE MONSIEUR

Alors oui, les deux voilettes – j’aurais tout de même le droit de vous voir.

LA JEUNE FEMME

Vous m’aimez donc bien, Alfred ?

LE JEUNE MONSIEUR, très froissé.

Emma – vous me posez la question…

LA JEUNE FEMME

Il fait si chaud ici.

LE JEUNE MONSIEUR

Mais vous avez encore votre cape – vous allez prendre froid.

LA JEUNE FEMME, entre enfin dans la pièce,
se jette sur le fauteuil.

Je suis morte de fatigue.

LE JEUNE MONSIEUR

Vous permettez ?

Il lui ôte les voilettes ; prend l’épingle du chapeau, met de côté chapeau, épingle et voilettes.

La jeune femme se laisse faire.

Le jeune monsieur, debout devant elle, secoue la tête.

LA JEUNE FEMME

Qu’est-ce que vous avez ?

LE JEUNE MONSIEUR

Vous n’avez jamais été aussi belle.

LA JEUNE FEMME

Comment ça ?

LE JEUNE MONSIEUR

Seul… seul avec vous – Emma –

Il s’agenouille à côté du fauteuil qu’elle occupe, lui prend les deux mains et les couvre de baisers.

LA JEUNE FEMME

Et maintenant… laissez-moi repartir. J’ai fait ce que vous m’avez demandé.

Le jeune monsieur laisse retomber sa tête sur ses genoux.

LA JEUNE FEMME

Vous m’avez promis d’être sage.

LE JEUNE MONSIEUR

Oui.

LA JEUNE FEMME

On étouffe dans cette pièce.

LE JEUNE MONSIEUR, se relève.

Mais vous avez encore votre cape.

LA JEUNE FEMME

Mettez-la avec mon chapeau.

Le jeune monsieur lui prend la cape et la dépose aussi sur le divan.

LA JEUNE FEMME

Et maintenant – adieu –

LE JEUNE MONSIEUR

Emma – ! – Emma ! –

LA JEUNE FEMME

Les cinq minutes sont passées depuis longtemps.

LE JEUNE MONSIEUR

Même pas une ! –

LA JEUNE FEMME

Alfred, dites-moi précisément une fois l’heure qu’il est.

LE JEUNE MONSIEUR

Il est six heures et quart pile.

LA JEUNE FEMME

Je devrais être chez ma sœur depuis longtemps.

LE JEUNE MONSIEUR

Votre sœur, vous pouvez la voir souvent…

LA JEUNE FEMME

Mon Dieu, Alfred, pourquoi m’avoir entraînée ici ?

LE JEUNE MONSIEUR

Parce que je vous… adore, Emma.

LA JEUNE FEMME

À combien de femmes avez-vous déjà dit ça ?

LE JEUNE MONSIEUR

À aucune autre, depuis que je vous ai vue.

LA JEUNE FEMME

Quelle imprudente je suis ! Qui m’aurait prédit ça… il y a seulement huit jours… hier encore…

LE JEUNE MONSIEUR

Et avant-hier, vous m’avez déjà promis…

LA JEUNE FEMME

Vous m’avez tellement tourmentée. Mais je n’ai pas voulu le faire. Dieu m’est témoin – je ne l’ai pas voulu… Hier, j’étais fermement décidée… Savez-vous que je vous ai même écrit une longue lettre, le soir ?

LE JEUNE MONSIEUR

Je n’ai rien reçu.

LA JEUNE FEMME

Je l’ai déchirée. Oh, j’aurais dû vous l’envoyer.

LE JEUNE MONSIEUR

C’est mieux comme ça.

LA JEUNE FEMME

Oh non, c’est une honte… de ma part. Je ne me comprends pas moi-même. Adieu, Alfred, laissez-moi.

Le jeune monsieur la saisit dans ses bras et couvre son visage de brûlants baisers.

LA JEUNE FEMME

C’est comme ça… que vous tenez votre parole…

LE JEUNE MONSIEUR

Encore un baiser – encore un.

LA JEUNE FEMME

Le dernier.

Il l’embrasse ; elle lui rend son baiser ; leurs lèvres restent longtemps jointes.