Il était parvenu à s’arracher des dents de la reine, en laissant la moitié de sa lèvre. Il était couvert de sang.
– Courage ! courage ! Si nous laissons notre peau ici, arrachons-en de la leur, cria-t-il.
Et il se jeta à corps perdu sur Proserpine, en disant :
– Je suis galant, ce soir. Que de maîtresses !
Et d’un côté on combattait avec l’acharnement du désespoir, et de l’autre avec la certitude et la conscience d’une victoire que les marins ne pouvaient disputer longtemps.
C’était une effroyable boucherie. Il y avait du rouge en effet, comme avait dit la reine de Saba.
Et on voyait, à la douce clarté de la lune, un riant paysage, des bois d’orangers couverts de fleurs, et un frais ruisseau qui serpentait argenté au milieu d’une verte prairie ; puis les lucioles suspendaient aux lauriers-roses leurs pyramides de feux chatoyants, et le Poril chantait de sa voix grêle et sonore.
Mais la voix du Poril, à cet instant, ne résonna pas seule ; un autre son, grêle aussi, mais aigu, mais perçant, mais pénétrant, vint retentir dans le silence de la nuit.
Et ce bruit, s’approchant de plus en plus, devenait de plus en plus vif, étourdissant, expressif.
On peut le dire, c’était le son d’un sifflet bien connu à bord de la Salamandre.
Et l’on devinait que celui qui en tirait ces bienheureuses modulations courait très fort, car les sons étaient comme accentués par une marche précipitée.
Et les pas d’une troupe d’hommes résonnèrent sur le gazon.
Et une troupe assez nombreuse de marins, commandée par Paul et La Joie, déboucha du bouquet de tilleuls, en criant :
– Courage, enfants ! voici du renfort ! En avant les flambarts ! en avant la Salamandre !
Et Paul, voyant les échelles encore plantées près du balcon, s’élança suivi de La Joie qui était sur ses talons ; et en une minute tout son monde ayant escaladé le balcon, se précipita dans la grand’salle.
Il était temps, je vous le jure !
CHAPITRE XVI.
EN AVANT LES FLAMBARTS !
Bonheur de se revoir !
Madame Malibran.
En avant les flambarts ! en avant la Salamandre ! furent les premiers mots que crièrent les nouveaux venus en se précipitant au milieu de cette furieuse et implacable mêlée.
Ce renfort inespéré, le bruit du sifflet de La Joie, la voix de Paul, tout cela donna une telle énergie, une telle puissance aux matelots, que la chance tourna, que le combat ne dura qu’un moment : l’avantage décisif, positif, resta à la Salamandre.
Les marins étant toujours munis, comme on sait, d’une multitude de bouts de corde et de bitord, on garrotta ce qui restait de Provençaux capables de faire un mouvement, et il y en avait bien peu. Puis on descendit dans la salle basse chercher les femmes qui étaient évanouies et les marins ivres qui dormaient pour la plupart du meilleur et du plus profond sommeil : car, au moment du danger, leurs camarades les avaient portés là pour les dérober à cette sanglante mêlée. Ces pauvres gens se plaignirent fort d’être réveillés si tôt.
– Êtes-vous embêtants ! dit l’un. Vous ne pouvez pas vous amuser sans faire un tremblement, un sabbat, comme vous faisiez tout à l’heure là haut ?
– C’est vrai, reprit un autre. Amusez-vous, mais laissez les autres dormir.
– Et ne tirez plus de fusées ni de pétards, dit un troisième en étendant les bras et en se retournant pour achever son somme.
– Allons, La Joie, dit Paul, faites-les prendre, porter et arrimer dans les embarcations. Puis, en s’adressant aux nouveau-venus :
– Vous autres, formez une garde échelonnée d’ici à la côte jusqu’au moment de pousser au large, car je crains d’avoir tout le pays sur les bras.
On releva les corps du pauvre Giromon et de onze marins bien dangereusement blessés, et on les descendit afin de les transporter jusqu’à la côte, à bras ou dans les voitures qui avaient promené l’équipage. Les flambarts, assez forts pour marcher et manœuvrer, répartis avec les marins amenés par Paul, furent destinés à conduire les canots à bord de la Salamandre.
Quand ce petit convoi fut prêt à se mettre en route, Paul fit une ronde minutieuse pour s’assurer qu’aucun de ses flambarts ne restait dans la taverne, et donna le signal du départ.
– Monsieur Paul, dit le Parisien, j’ai oublié quelque chose. – C’était d’incendier la taverne de Marius. –
– Allons, va, et reviens vite : le soleil va se lever, et on est inquiet à bord.
Le Parisien fut à peine deux minutes absent, et reparut aussitôt en disant :
– Il ne faut pourtant pas gaspiller de l’argent pour rien.
– Marche ! dit Paul.
Le sifflet de La Joie retentit, et la caravane se mit en route. Paul, le dernier, surveillait tout avec la plus minutieuse attention.
On arriva bientôt sur le rivage où étaient mouillées toutes les embarcations de la Salamandre.
Les blessés furent placés dans la chaloupe, les gens ivres dans le grand canot.
Paul ordonna d’orienter les voiles, et l’on mit le cap sur la Salamandre qui sortait peu à peu de la brume que les premiers rayons du soleil venaient dissiper.
Cet air frais et piquant du matin, frappant les ivrognes au visage, les réveilla un peu, et leur rendit sinon tout-à-fait la raison, au moins la gaîté.
Ce furent alors des chants de fête, des roulades et des accords, des plaisanteries sans fin, que les coups de sifflet réitérés du maître La Joie ne pouvaient comprimer. Ces malheureux n’avaient pas la moindre perception de ce qui s’était passé ; et leurs cris de joie contrastaient singulièrement avec les gémissements et les plaintes des blessés de l’autre canot, qui soupiraient vivement après les soins du bon Garnier.
Reste à expliquer comment Paul arriva si à propos au secours de ses flambarts.
Absent de la Salamandre, ayant été, selon son usage, rôder autour de la maison d’Alice jusqu’au coucher du soleil, il se disposait à retourner à bord, lorsqu’il rencontra sur la côte vingt matelots sous la conduite d’un maître, que l’on envoyait à Saint-Tropez pour renforcer l’équipage de la corvette.
En arrivant auprès de la petite baie qui sert de débarcadère, il fut fort surpris de voir à cette heure toutes les embarcations de la Salamandre mouillées là sans qui que ce fût pour les garder.
Il commençait à avoir quelques soupçons lorsqu’il vit au loin poindre, puis approcher, puis devenir de plus en plus distinct un homme qui nageait ; ce nageur arriva sur la côte ; c’était La Joie, dépêché par le lieutenant, qui, ayant vainement attendu toute la journée, sans aucun moyen de communication, s’était décidé à envoyer La Joie aux informations, et à lui faire faire à la nage la lieue qui séparait la Salamandre de la côte.
La Joie raconta tout à Paul ; celui-ci frémissant sur les suites de cette désertion, sachant la haine que les Bretons et les Provençaux se portaient, leur différence d’opinion et leur caractère implacable, se mit à la tête des nouveaux venus ; et, suivi de La Joie, qui s’habilla fort décemment, grâce à la précaution qu’il avait eue d’apporter ses habits attachés sur sa tête, ils parcoururent toutes les tavernes de Saint-Tropez sans rencontrer les flambarts.
Enfin La Joie se rappela l’auberge de Saint-Marcel pour y avoir été quelquefois couser avec son matelot Bouquin, et, vu son état d’isolement et de tranquillité, la soupçonna fort, cette brave hôtellerie, de recéler les marins de la Salamandre.
Or, on sait qu’il ne se trompait pas, et qu’il arriva bien à temps pour empêcher de finir le massacre des pauvres flambarts qui maintenant sont en sûreté et regagnent la corvette à toutes voiles.
Enfin Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète ; mais le destin ne pouvait destiner à périr sous le couteau des assassins un aussi brave équipage, si musicien, si peintre, si fou dans ses orgies, si gai dans le combat.
Un équipage qui s’individualisait en un seul homme ; la même volonté, les mêmes désirs. Faut-il boire ? buvons ! faut-il tuer ? tuons ! sans rancune contre la fatalité qui change un jour de folle joie en carnage sanglant et acharné : mon Dieu, non ! il est surpris, voilà tout, et se demande : Qu’est-ce qui aurait dit cela hier !
Et puis si cet équipage avait péri, que serait devenue la Salamandre, s’il vous plaît ? car cet équipage c’est sa vie ! son sang !
Cet équipage qui circule dans ses batteries, dans ses ponts, dans ses mâts, dans ses hunes, qui se divise dans les rameaux infinis de ses cordages.
Mais c’est le sang qui circule dans les artères, dans les vaisseaux, dans les veines.
C’est le sang qui anime le corps, c’est l’équipage qui anime la Salamandre, qui lui donne un air de vie, de fête, d’existence ; c’est son cœur, c’est sa tête. Alors elle frémit, elle tremble ; elle va, elle vient, elle a une voix, un souffle, la vie s’échappe de tous ses sabords ; alors elle est entourée de ce bruit inexplicable qui n’est pas un bruit, mais qui s’exhale de toute créature vivante : est-ce un écho de la pensée ? de l’animation ? je ne sais, mais enfin ce bruit vous dit :
– Ceci existe.
Et sans ce bruit la Salamandre n’existerait pas.
Voyez-la plutôt là, toute seule, toute triste, privée de son équipage depuis hier… C’est le silence, c’est le sommeil de la mort. Comme elle est froide et incolore ! comme elle est lugubre ! On dirait d’un de ces corps pétrifiés que les magiciens des ballades frappaient d’un trépas passager.
Mais, bon magicien, l’as-tu donc touchée de ta baguette, que la voilà qui frémit dans toute sa membrure, qui balance doucement ses vergues, qu’un frissonnement de plaisir court dans ses agrès. Oh ! voilà qu’elle remue ! voilà qu’elle s’agite ! voilà qu’elle existe !
Elle existe : car son équipage est arrivé à bord. Elle existe : car sa batterie est pleine, ses ponts garnis, ses hunes remplies.
Elle existe ! Aussi voyez comme son aspect a changé : elle n’est plus triste, elle n’est plus morne, elle n’est plus froide et honteuse comme une femme qui n’a qu’un amant… Elle est fière, elle est hautaine, elle est heureuse, elle est souriante, elle fait la belle, se mire dans les flots… Elle coquette, se penche et se redresse en faisant chatoyer l’éclat de ses mille pavillons ; elle est radieuse, libertine, insolente !
Et puis, quand ce pauvre soleil vient la couvrir pompeusement d’une robe d’or et de pourpre, elle reçoit cet hommage avec indifférence et dédain, comme une courtisane blasée qui se laisse envelopper avec insouciance des tissus les plus riches et les plus étincelants.
CHAPITRE XVII.
RETOUR.
À vrai dire, c’était un triste sommeil, entrecoupé de clameurs et de sursauts.
Jules Janin, La Confession.
Dignus est intrare in nostro docto corpore.
Molière, Le Malade imaginaire.
On l’a dit, d’après les instructions de Pierre, La Joie s’était jeté à la nage afin d’aller à terre et de tâcher de trouver le moyen de ramener une embarcation pour rétablir la communication.
Aussi le lieutenant, l’enseigne, le commissaire et le docteur furent-ils agréablement surpris de voir les quatre canots arriver à pleines voiles.
– Je m’étonne que ce vieux La Joie ait aussi vite réussi, dit Pierre.
– Que diable veux-tu ? répondit le médecin, il n’y a pas grandes ressources à terre ; du vin, du vin, et puis du vin, voilà tout, aussi ils vont nous arriver dans un état…
– J’espère, lieutenant, dit le commissaire, que vous allez en faire un exemple sévère ?
– Je sais mon devoir, monsieur.
– Mais taisez-vous donc, commissaire, dit le vieux Garnier ; est-ce que vous savez ce que c’est qu’un marin ? est-ce que vous croyez que, lorsque ces pauvres diables-là, après deux ou trois ans de campagne, vont prendre à terre un jour de bon temps, ils ont grand tort ? Je vous donne six mois, à vous, qui vous plaignez déjà de la vie de bord, et puis nous verrons.
– Mais, Dieu me damne, dit Merval, il y a du sang et des morts dans les embarcations !
– Dites donc du vin et des ivrognes ! dit Garnier.
– Non, pardieu ! Merval a raison, reprit le lieutenant en braquant sa longue vue ; j’en étais sûr ! une rixe, des coups échangés avec les Provençaux, une affaire d’opinion, peut-être ! Malédiction ! mes pauvres flambarts, mes pauvres matelots ! Et Paul, et mon fils !
– Soyez tranquille, dit Merval, je le vois. Il tient le gouvernail de la chaloupe. Il n’a rien.
– Diable ! dit le docteur ; à mon coffre, de la charpie, du linge ! Voilà, par exemple, bien du sang perdu ! Enfin, c’est égal.
Et le bonhomme descendit à sa chambre.
– Et voilà ce qu’il y a de pénible, Merval, disait le lieutenant ; voilà de braves, de loyaux marins dont j’excuse la conduite, parce que je connais les privations qu’ils endurent si courageusement, et il faut que je les reçoive à bord avec dureté, avec rigueur ; que je sévisse.
– Bah ! bah ! dit l’enseigne, vous traitez vos matelots trop doucement ; les Anglais…
– Les Anglais, les Anglais, monsieur, n’ont pas du sang français dans les veines. C’est à coups de corde que vous les conduisez au feu, et celui-là a un triste courage, qui ne se bat que placé entre deux périls ou gorgé de rhum et de vin. Je n’ai fait donner des coups de corde ici que onze fois depuis neuf ans, monsieur : j’ai vu mes flambarts au feu, et je sais ce qu’ils y font.
– Chacun son opinion, lieutenant. Mais voici nos hommes.
En effet, les embarcations avaient accosté, mais pas un matelot ne parut sur le pont. Honteux, confus, ils sautèrent tous par les sabords : il n’y eut que les blessés qui furent hissés à bord, ainsi que le pauvre Giromon.
Paul mit l’état-major au fait de tout, et le lieutenant ordonna au maître La Joie de faire monter l’équipage sur le pont.
Les marins parurent, la tête baissée, insouciants et résignés.
Pierre se plaça sur son banc de quart, prit sa figure sévère, et dit :
– Tout homme qui abandonnera le bord sans permission sera puni de huit jours de fers. Quand cet abandon a le caractère de complot et de désertion, les chefs seront punis de vingt coups de corde. L’équipage de la Salamandre est dans ce cas : nommez-moi les chefs.
Il savait bien, le digne officier, qu’il n’aurait pas de réponse.
– Puisque vous vous refusez à les nommer, la bordée qui ne sera pas de quart restera douze heures aux fers par jour, pendant un mois. – Rompez les rangs ! marche ! – La bordée de bâbord, rendez-vous aux fers. – Capitaine d’armes, veillez-y.
Tout ceci était tellement prévu, connu d’avance par l’équipage, qu’il n’y eut pas un murmure, pas un mot ; et, en vérité, Pierre paraissait plus peiné qu’eux.
– Bonnes, braves gens ! dit-il en les voyant descendre un à un avec insouciance ; pour un jour de plaisir, et quel plaisir ! ils vont recommencer deux ans, trois ans de la vie la plus dure, la plus pénible, et pas une plainte ! Pauvres gens !… Mais voyons les blessés.
Il rejoignit le docteur, qui allait, venait, jurait, tempêtait dans la batterie où on les avait provisoirement déposés.
– Vous ne pouviez donc pas, brutes que vous êtes, leur disait-il, emporter vos bâtons ou des sabres pour aller à terre, hein ! et m’assommer ces gredins-là ? C’est bien la peine d’être Bretons, de jouer du bâton à deux bouts, pour se laisser égorger comme des imbéciles.
– Mais, major, dit l’un, nous avions nos couteaux.
– Ah oui ! vos couteaux ! Vous êtes encore de beaux ânes pour jouer des couteaux avec ces chiens de Provençaux ! Tiens ! regarde-moi cette plaie ! sont-ce vos épingles qui feraient de ces entailles-là ? Je vous dis que vous êtes des brutes, des ânes, des animaux. Ah ça, rappelez-vous bien ce que je vais vous dire.
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