Si demain matin je vois, je m’aperçois à la plaie de quelqu’un qu’il a dû souffrir aujourd’hui ou cette nuit, et qu’il ne m’a pas envoyé chercher ou fait réveiller, si je m’aperçois enfin que quelqu’un ait souffert sans me le dire, vous entendez bien ?…

– Oui, major.

– Eh bien ! ce quelqu’un-là ira aux fers pour quinze jours, après sa guérison. Je vous le jure, parce que ce n’est pas la première fois que ça vous arrive, malheureux que vous êtes !

– Mais, major…

– Il n’y a pas de mais, major ! Est-ce que vous croyez, dit le bonhomme exaspéré, est-ce que vous croyez que vous êtes ici pour souffrir comme des damnés, et moi pour me gratter les oreilles et dormir comme un moine ? Est-ce que vous croyez que des gens comme vous, animaux que vous êtes, ne méritent pas tous les soins possibles ? Est-ce que ma vie ne vous est pas consacrée, misérables !…

– Si, major !… si, major ! dirent les autres avec une peur effroyable, car le bon Garnier exhalait sa philanthropie avec une fureur inouïe ; si, major ! nous savons que vous êtes notre bon vieux major, et que vous nous soignez crânement.

– Belle malice ! je me souffletterais si je ne le faisais pas. Allons, mes enfants, c’est dit ! courage, ce ne sera rien ; tranquillisez-vous, et n’oubliez pas les fers si vous souffrez sans le dire !

– Oui, major.

Puis le bon Garnier, tout grondant, rejoignit le lieutenant, qui tenait une lettre ouverte.

– Eh bien ! lui dit Pierre, notre commandant, le marquis de Longetour arrive.

– Et quand ?

– Mais on m’annonce de Toulon son inspection pour demain.

– Monsieur Longetour…

– Oui, le marquis de Longetour, capitaine de frégate… Je n’ai pas idée de ce nom-là.

– Ni moi non plus ; et ça m’est égal. Je retourne à mes blessés ; j’ai oublié de leur dire quelque chose.

Et, pendant le jour qui suivit, l’arrivée du nouveau commandant fut le sujet de tous les entretiens à bord de la Salamandre.

LIVRE IV.

CHAPITRE XVIII.

COQUETTERIE.

Ah ! quoique portée à un vice décent, tu es chaleureuse ; mais non libertine ; éblouie, mais non aveugle.

Byron, La Walse.

– Quelle toilette ! Mais ce prétendu est affreux, ma chère !

– C’est un homme…

Réponse de femme.

 

Vrai Dieu ! quelle toilette ! quel luxe ! quelle grâce !

Oh ! ce n’est pas la tournure raide et empesée d’une ourque danoise, sèche et droite comme une vieille fille, ou la taille massive et carrée d’une bonne grosse galiote hollandaise, lourde et épaisse comme une ménagère.

C’est quelque chose de fin, de souple, d’élégant, de voluptueux.

Car elle se met si bien, la Salamandre ! Elle a tant et tant de goût !

Et puis, voyez-vous, une corvette comme elle ne suit pas les modes, elle les invente. Aussi la première elle porta des voiles de perroquet démesurément échancrées.

La première, elle peignit en rouge l’intérieur des volets des sabords, qui, relevés sur sa lisse blanche comme la neige, s’y découpaient en losanges de pourpre.

Mais il fallait avoir sa tournure, sa figure, sa beauté, pour porter de telles choses ; il fallait enfin être la Salamandre !

Car je me rappelle qu’un jour, à Caiao, une corvette anglaise voulut singer la toilette de la Française ; mon Dieu ! si vous l’aviez vue auprès, cette pauvre Anglaise, elle était si ridicule, que ça faisait pitié. Pauvre Anglaise !

Et pourtant c’était bien le même rouge aux sabords, la même échancrure aux perroquets, mais il lui manquait ce je ne sais quoi, cette distinction, cette Race aristocratique, si peu commune chez les corvettes et chez les femmes !

Oui, on voit bien, ma jolie Salamandre, que vous attendez votre nouveau maître ! quel goût d’ajustements, quelle recherche de minutieuse propreté !

Comme votre pont est blanc et net ! comme vous tenez votre mâture droite et alignée ! Quelle symétrie dans vos manœuvres arrondies avec art ! Comme vous vous drapez voluptueuse sous les plis ondoyants de vos basses voiles !

Mais que vois-je ? comment ! coquette, vous avez sorti votre bel écrin ! vous avez mis vos étincelantes garnitures de haches d’armes, votre ceinture de caronades en bronze à batteries d’acier qui flamboient comme des diamants ! Mon Dieu, que je suis ébloui ! Jusqu’à vos hunes qui ont leurs colliers de pistolets à crosse de cuivre, et leurs tromblons évasés à la moresque qui vous donnent un air si mutin.

Et puis, vous vous êtes couronnée de tous vos pavois, qui émaillent l’azur du ciel des nuances les plus vives et les plus variées : c’est le bleu des Anglais, le rouge des Turcs, le jaune des Espagnols, le blanc et bleu des Hellènes, le vert et blanc du Chili ; que sais-je encore, moi ? En vérité, ma jolie Salamandre, vous êtes toute chatoyante d’acier, d’or, de couleurs et de lumière !

Et pourquoi tous ces brillants apprêts, je vous prie ? Pour recevoir ce digne et bon marquis de Longetour, qui a abandonné pour vous son tranquille comptoir, sa méchante femme, son existence heureuse et oisive, ses dominos, son café, ses modestes habitudes.

Hélas ! hélas ! je crains bien, folle, libertine, que vous êtes ! je crains bien que ce pauvre homme ne soit mené, conduit, tourmenté, perdu par vous, peut-être. Lui si doux, vous si hautaine ; lui si peureux, vous si intrépide ; lui si chaste, si timide ; vous si impertinente, si amoureuse, faisant les doux pavillons à tous les navires que vous rencontrez. Hélas ! encore hélas ! je crains qu’il n’y ait entre vous et lui une bien grande incompatibilité d’humeur, comme on dit, et que vous ne l’obligiez peut-être à former une demande en séparation.

Car enfin vous voudrez garder votre brave et fier amant Pierre Huet. Pauvre ! pauvre marquis !

Et s’il devenait amoureux de vous ! Car vous vous êtes faite belle aujourd’hui : vous ne l’aimez pas, et pourtant vous voulez le séduire !

En vérité, les corvettes et les femmes sont des démons incarnés.

Au fait, jamais la Salamandre n’avait été si belle, si piquante. Tous ses flambarts et ses nouveaux marins amenés par Paul étaient galamment habillés de pantalons blancs, de vestes bleues à boutons à l’ancre ; puis leurs ceintures rouges tranchaient avec la blancheur des chemises brodées en bleu au collet, qui, rabattu sur la veste, laissait voir des cous bruns et vigoureux. Enfin un petit chapeau à forme très basse, à bords très – étroits, couvert d’une coiffe blanche serrée par un large ruban noir, complétait leur habillement uniforme.

Les maîtres, contre-maîtres et quartiers-maîtres se reconnaissaient aux galons, dont leurs manches et leurs collets étaient garnis.

Le plus grand silence régnait à bord ; il était neuf heures, et on avait annoncé le marquis pour neuf heures et demie.

Aussi l’état-major était rassemblé sur le pont. Pierre et les officiers militaires, vêtus du grand uniforme de la marine – à retroussis écarlates, et brodés d’or aux manches et au collet – portaient, au lieu d’épée, un poignard attaché par des cordons de soie.

Le bon docteur avait les insignes de son grade brodés sur du velours rouge ; et le commissaire portait les siens, en argent, sur drap bleu.

Paul, lui, était fier comme un enfant, de son aiguillette d’or et du beau poignard à manche de nacre que son père lui avait donné.

– Ne voyez-vous pas quelque chose, maître timonier ? demanda le lieutenant.

– Oui, lieutenant ; voici, je crois, un canot portant le pavillon attaché qui double la pointe.

– Enfin nous allons connaître notre commandant ! dit Pierre en prenant la longue vue. Oui, c’est bien lui. Monsieur Merval, faites mettre tout le monde à son poste de combat pour recevoir le capitaine.

Ce qui fut fait.

– Est-il gras ou maigre ? demanda le docteur à Pierre.

– Ma foi ! je n’en sais rien. À cette distance-là, vois toi-même.

– Il me paraît bien maigre ! dit tristement le docteur après avoir regardé. Mauvais signe, pour la table s’entend.

– Allons, allons, messieurs ! à vos postes, dit le lieutenant ; le canot approche et va accoster tout à l’heure.

En effet l’embarcation, montée par douze vigoureux matelots, décrivit un grand cercle avant que d’aborder, et vint, avec une justesse merveilleuse, perdre son aire, son élan, juste au pied de l’échelle de tribord.

À ce moment, Pierre parut au haut, à l’entrée de la coupée. Le sifflet de maître La Joie retentit, le tambour battit aux champs, on hissa la cornette, et deux belles tire-veilles, garnies de drap écarlate, furent jetées le long du bord pour faciliter l’ascension de l’ex-débitant, qui avait déjà ôté trois fois son chapeau et paraissait fort embarrassé pour monter.

CHAPITRE XIX.

L’INSPECTION.

Tu le connais bien ; il a ses manières. Tu comprends ?

Raymann.

Bien ! bien ! je comprends.

Schiller, Les Brigands.

– Mes compagnons, qu’en dites-vous ?

– Hum ! hum ! oh ! oh !

– Je suis de votre avis.

Burke, La Femme folle.

M. Formon, marquis de Longetour, pendant la longue station qu’il avait faite derrière son comptoir, s’était un peu négligé sur la gymnastique maritime : aussi paraissait-il fort embarrassé pour monter à une échelle dont les échelons, appliqués sur les flancs du navire, laissaient à peine la place de poser le bout du pied.

Pourtant s’aidant de deux tire-veilles, ou cordons qui pendaient de chaque côté, il commença sa périlleuse ascension. Arrivé à la moitié de l’échelle, il fit un faux pas, glissa, et se fût infailliblement tué s’il n’eût eu la présence d’esprit de se cramponner aux cordages. Mais n’ayant plus de point d’appui, il resta suspendu, et tournoya dans les airs.

Alors un matelot de l’embarcation lui remit respectueusement les pieds sur l’échelle, et il put, grâce à ce secours inattendu, arriver sur le pont.

– Quelle diable de manœuvre fait-il donc ? disait le vieux Garnier ; est-ce qu’il essaie si les tire-veilles sont solides ? Mais décidément il paraît bien maigre ?

– Je vous salue, messieurs. Mais votre escalier n’est pas commode.

Tels furent les premiers mots que l’ex-débitant adressa aux officiers réunis sur le pont de la corvette.

M. de Longetour était emprisonné dans un bel uniforme tout neuf, avait un chapeau tout neuf, des épaulettes toutes neuves, une épée toute neuve. Oh oui ! toute neuve, toute couverte de cette légère couche humide et grasse qui atteste de la pureté virginale de l’acier. – Il était rayonnant, radieux, éblouissant ainsi, M. Formon, marquis de Longetour !

– Non, ma foi ! votre escalier n’est pas commode, répéta-t-il encore en saluant les officiers.

– Nous sommes désolés, commandant, répondit Pierre, de n’en avoir pas d’autre à vous offrir ; mais permettez-moi de vous présenter l’état-major de la… Ah ! mon Dieu ! prenez donc garde, commandant : vous allez tomber dans la cale.

C’était M. de Longetour qui, en reculant trois pas pour se donner une contenance, s’était approché de l’ouverture du grand panneau, et allait probablement disparaître au milieu du discours de Pierre sans ce charitable avertissement.

– Commandant, reprit Pierre, si vous voulez vous donner la peine de descendre dans votre galerie, j’aurai l’honneur de vous présenter nominativement vos officiers.

Mais le commandant était tellement étourdi de tout ce qui venait de se passer, qu’au lieu de se diriger vers l’arrière, il se précipita vers l’avant du navire, suivi de l’état-major qui ne concevait rien à cette bizarrerie.

– Il va voir probablement les cuisines ? dit le docteur. Allons, c’est d’un bon naturel !

Enfin l’ex-débitant, se souvenant qu’autrefois la galerie se trouvait à l’arrière, après avoir fait le tour de la corvette, revint auprès du couronnement.

Il est vrai que cette promenade put passer aux yeux de l’équipage pour une inspection.

Le lieutenant descendit alors, et précéda son supérieur dans la batterie où était situé le logement du commandant.

Le digne marquis entra chez lui, et fut fort étonné du luxe qu’il y trouva.

– C’est très gentil, tout ça ! dit-il à Pierre, fort gentil ! Mais, voyons ! présentez-moi, je vous prie, messieurs les officiers.

Pierre commença :

– M. de Merval, enseigne de vaisseau.

– M. de Merval enseigne… Enseigne ?… Ah ! j’y suis : nous appelions ça autrefois capitaine de flûte, je crois. Et nous portions alors, autant que je puis me le rappeler, nous portions l’habit bleu et la veste, bordés d’un galon à la Bourgogne ; l’été, Sa Majesté nous accordait la faveur de porter du camelot. C’était, ma foi ! bien frais. Enchanté, M. de Merval, de faire votre connaissance !

Et le bon marquis salua. Pierre et le docteur échangèrent un coup d’œil de surprise. Pierre continua la nomenclature.

– M. Paul Huet, aspirant de première classe, faisant le service d’officier, à bord.

– Mais vous vous appelez Huet aussi, vous, lieutenant ?

– Oui, commandant ; c’est mon fils.

– Ah ! bah ! Charmant jeune homme ! Ah ! il est aspirant ! Nous nommions cela… attendez donc… ah ! j’y suis ! gardes du pavillon de la marine. Nous avions alors un habit bleu de roi, doublé de serge écarlate ainsi que les parements et le justaucorps, le bas écarlate, le chapeau à la mousquetaire, le ceinturon façon de peau d’élan, doublé et piqué de fil d’or, boucles unies.