Ce pauvre vieillard avait l’air si humble, si repentant, si embarrassé, que le bon lieutenant répondit :
– Votre confiance ne sera pas trompée, monsieur, et je vous sais gré de votre aveu. Je dois pourtant vous avertir que ce n’est pas à vous, que je connais à peine, mais à vos épaulettes, qui, pour moi, représentent un signe, un grade qui doit toujours rester sans tache ; que c’est à ce grade que je me dévoue. C’est un fanatisme, je le sais ; mais, tant que Pierre Huet vivra, ses soins, ses espérances, sa vie, et jusqu’à son honneur, s’il le fallait, tout sera sacrifié pour que l’honneur de notre marine, de notre pavillon, ne soit pas souillé, et pour qu’un officier portant des épaulettes de commandant soit respecté et respectable aux yeux de son équipage ; car, sans cela, monsieur, il n’y a pas de subordination possible. Pour exiger l’obéissance passive et absolue qui est l’âme de la navigation, il faut qu’au moins le grade représente le courage et le savoir aux yeux des matelots. C’est pour cela que dorénavant je mettrai tous mes soins à vous empêcher de paraître déplacé dans le poste que vous occupez. Mais, encore une fois, vous vous êtes mis de gaîté de cœur dans une bien fatale position.
– Enfin, lieutenant, que voulez-vous que j’y fasse, moi ? C’est fait maintenant : ainsi…
– Eh ! monsieur, je le sais. Malheureusement, le mal est irréparable. Vous êtes noble, appuyé, protégé : j’écrirais au ministre pour lui exposer le véritable état des choses, qu’on me traiterait de bonapartiste et qu’on me renverrait. Or, j’aime mieux veiller moi-même au salut de la pauvre Salamandre et de mes flambarts. Ainsi, monsieur, c’est entendu. Mais, par grâce, pas un mot de manœuvre, et surtout ne contrariez jamais mes ordres ; et, dans un cas que vous verrez pressant, faites semblant de me dire deux mots à l’oreille, et j’aurai l’air d’exécuter vos ordres.
– Oui, lieutenant, dit l’autre avec soumission.
– Pour commencer, vous allez signer un ordre du jour que j’écrirai, par lequel vous témoignerez de votre satisfaction à l’équipage.
– Oui, lieutenant.
– Et puis vous accorderez le pardon des hommes aux fers.
– Oui, lieutenant.
– Il faudra aussi donner double ration de vin à ces braves gens, pour votre bienvenue. C’est l’usage.
– Oui, lieutenant.
– Et surtout gardez-vous, une fois en mer, de monter sur le pont pendant le mauvais temps ; vous me gêneriez. Seulement, vous me ferez appeler pour être censé me communiquer vos ordres.
– Oui, lieutenant.
À ce moment, le vieux Garnier entra. Alors Pierre, saluant le marquis de Longetour, lui dit de l’air le plus respectueux :
– Vous n’avez plus d’ordres à me donner, commandant ?
– Des ordres ! reprit l’ex-débitant ; c’est au contraire vous… Non, non, je n’en ai plus. Ah ! c’est à-dire nous avons des passagers, entre autres M. de Szaffye, qui va à Smyrne, et la corvette est mise à sa disposition ; ensuite madame et mademoiselle de Blène, sa nièce, qui vont aussi à Smyrne rejoindre M. de Blène, banquier immensément riche, m’a-t-on dit. Ces trois personnes mangeront à ma table ; quant à leur logement, je ne sais…
– J’y veillerai, commandant.
– Et moi, commandant, dit le vieux Garnier, je viens réclamer pour mes enfants : le poste des malades est placé tout-à-fait à l’avant de la batterie, et les pièces de chasse me gênent horriblement. Si le commandant voulait donner des ordres à ce sujet ?
– Mon vieil ami, reprit Pierre en voyant l’embarras du marquis, le commandant, auquel j’ai parlé de cet arrangement, m’a dit ce qu’il désirait faire à ce sujet.
– Oui, oui, c’est convenu, docteur, repartit le marquis ; mais j’espère, messieurs, que vous voudrez bien dîner avec moi aujourd’hui ?
– Nous aurons cet honneur, commandant, répondit Pierre, en saluant avec respect et subordination son supérieur.
Il sortit avec Garnier.
– Eh bien ! il a l’air assez bon enfant, dit le docteur ; mais il ne me fait pas l’effet d’avoir eu souvent les yeux piqués par l’eau des lames du cap ?
– Tu te trompes, mon vieil ami, tu te trompes : c’est un homme solide, qui connaît, je crois, fort bien son affaire, mais qui, m’a-t-il dit, a l’habitude de tout faire commander par son second, qui n’est que son porte-voix ; et c’est assez désagréable…
– Ma foi ! oui ; mais enfin si c’est un marin, c’est déjà beaucoup. Nous qui avions tant de peur d’avoir un âne !
– C’est ce qui te prouve, bon docteur, qu’il ne faut douter de rien. – Eh ! mais, que vois-je ? une embarcation, et bien garnie, ma foi ! Voilà de jolies malades, docteur.
– Vraiment ! ce sont nos passagers, dit Garnier en courant à l’escalier avec l’agilité d’un jeune homme.
Ce fut l’enseigne Merval qui reçut respectueusement madame et mademoiselle de Blène, qui furent introduites auprès du commandant par Pierre Huet.
Mais tâchons d’expliquer le fanatisme de Pierre pour le grade, qui paraîtrait outré pour ceux qui ne connaissent pas toutes les exigences de la vie maritime.
Cette abnégation inconcevable pour un signe conventionnel n’aurait pas besoin de commentaire, si l’on savait à quel degré était alors, et est encore porté aujourd’hui dans la marine, le point d’honneur, l’esprit de corps.
Et de fait ce fanatisme – si c’en est un – a sa logique positive et irréfragable.
La manœuvre et les mœurs nautiques veulent que le despotisme le plus absolu règne à bord, veulent que l’obéissance y soit passive et instantanée ; car, à terre, dans une armée, l’exécution d’un ordre hâtée ou retardée d’une minute, d’une seconde, ne peut rien entraîner de bien fâcheux. – À la mer, la moindre hésitation peut amener la perte d’un bâtiment, corps et biens.
On comprendra donc que, s’il existe le plus léger doute sur la capacité du chef suprême dont les officiers subalternes ne sont que les échos, cette confiance aveugle qui fait braver tous les périls sera altérée, refroidie ; au lieu d’obéir au premier mot, on discutera les ordres, et bientôt le doute, l’insubordination et la révolte viendront briser cet admirable échafaudage de la hiérarchie maritime basée en droit sur le courage et le savoir.
Ainsi Pierre, en se dévouant au grade du marquis, pensait autant à lui et à ses camarades, qu’à son commandant ; car du jour où l’influence morale du chef est méconnue, que devient, je vous prie, celle des inférieurs ?
Et cette influence n’est-elle pas la question vitale, le pivot, la base de la société nautique ? N’est-elle pas le puissant levier au moyen duquel un seul meut et gouverne la destinée, l’existence de cinq cents hommes ? À terre, le sol ne manque jamais au soldat ; il voit où on le conduit, les villes, les montagnes, les forêts, sont des guides ; en mer ce sont des étoiles inconnues, des observations astronomiques au-dessus de leur intelligence qui conduisent les matelots. Pas un mot, une question au sujet de la route. – Allez, – il va ; – arrêtez, – il arrête ; – risque ta vie au bout d’une vergue ! – il la risque. – Où est-il, où va-t-il, il n’en sait rien ; il n’a pas le droit de craindre un écueil lors même qu’il serait au milieu des brisants. – Et il passe des mois, des années dans cette ignorance, emporté par la tempête, bercé par le calme, sans savoir où la tempête l’emporte, où le calme le berce.
Et puis, pour les matelots, un hamac dur et étroit, une nourriture grossière, une eau corrompue, le travail et les coups, pour eux une batterie sombre où ils sont entassés et privés d’air, tandis que pour leur commandant, c’est un appartement vaste et commode, les recherches du luxe le plus raffiné, les mets les plus délicats, dont ils respirent l’odeur avec délices les pauvres marins, en mangeant la viande salée et le biscuit, alors que les valets de leur supérieur transportent son repas dans une riche vaisselle !
Ne faut-il pas, je le répète, que ces gens, dont la force numérique est hors de toute proportion avec la force numérique des officiers qui les commandent, ne faut-il pas que pour excuser une telle disparité d’existence, pour se résigner à la vie la plus grossière et la plus fatigante, pour jouer cent fois leur vie sur un mot, sur un signe, ne faut-il pas que ces gens aient le respect le plus profond pour leurs chefs, la confiance la plus entière dans son courage et son savoir, qu’ils aient enfin la conscience intime de leur infériorité et de sa supériorité, et qu’à la subordination ils rattachent l’idée de leur conservation personnelle ?
Et cette conscience, ils l’ont instinctive, parce que l’homme reconnaît toujours involontairement la supériorité de l’esprit sur le corps ; ils ont cette conscience, les matelots, parce qu’ils sentent qu’ils ne sont que le bras qui exécute, tandis que le commandant est la tête qui pense et qui conçoit. Ils ont cette conscience intime, je le sais ; mais par cela même que cette croyance à la haute capacité de leur chef impose aux marins une aussi profonde soumission, une croyance opposée amènerait aussi des résultats effrayants.
C’est ce que Pierre avait compris, car il craignait que l’équipage, s’apercevant de l’incapacité du marquis, ne le désignât, lui, Pierre, pour le remplacer, et Pierre, avec ses idées arrêtées sur la discipline, avec la connaissance qu’il possédait du cœur du peuple marin, savait que cette première atteinte aux droits du chef amènerait nécessairement la ruine de tous les autres ; car en matière d’attaque contre la hiérarchie militaire, c’est comme un collier dont on a ôté la première perle. Toutes les autres glissent et se perdent.
On pardonnera, je l’espère, cette bien longue et bien aride digression ; mais elle était, je crois, nécessaire pour l’intelligence complète du caractère de Pierre, qui n’est pas une abstraction mais un fait, un portrait psychologique dont nous pourrions citer vingt originaux.
Au bout d’une heure, Paul revint d’une corvée qu’il avait été faire sur la côte. Il monta ; mais, arrivé sur le pont, il devint pâle, ses yeux se troublèrent, et il fut obligé de s’appuyer contre le bastingage. Il voyait Alice ! Alice à bord de la Salamandre !
CHAPITRE XXI.
LES PASSAGERS.
Chose étrange ! belle comme elle était, elle ne se doutait pas, malgré ses dix-sept ans, qu’elle fût belle, ou brune, ou petite ou grande ; jamais elle n’avait pensé le moins du monde a elle-même.
Byron, Don Juan.
Comment ! Tu as bien voulu venir t’ennuyer avec nous ?
Marc C***, Les Deux Frères.
Il est doux de se dire : – Ce cœur est à moi, mais tout à moi ! – car avant que de m’appartenir, il n’avait jamais battu, jamais le rouge n’était monté aux joues de cette jeune fille, jamais son œil humide ne s’était voilé, jamais elle n’avait eu à fuir une pensée obsédante ; jamais, rêveuse, elle n’avait oublié les heures, ou caché sa tête dans le sein de sa mère.
Hélas ! hélas ! en vérité, ces cœurs-là, ces vierges-là ne se trouvent guère que dans les couvents ou dans les harems.
Car dans nos mœurs, dans notre Paris, la fille de dix-huit ans la plus sage, la plus surveillée, la plus chaste, la plus vertueuse, la plus confiante en sa mère, la plus méprisante envers ses femmes, a eu combien, et combien d’amours, mon Dieu !
D’abord de trois à cinq ans, – les femmes commencent si jeunes – amour de poupée, amour de chaque minute, amour de nuit, amour de jour : sans comparaison aucune, de tous c’est le plus vif. – De cinq à dix ans, amour de petit mari à petite femme, amour que les grands parents tolèrent et encouragent ; car rien ne les amuse autant que les scènes de jalousie, de tendresse et de bouderie en miniature. – À douze ans, amour d’écolière à maître de dessin et de piano ; sa main douce et blanche se promène si gracieuse sur les touches, ou fait si élégamment glisser le crayon sur le vélin ! Il est si poli avec la gouvernante qui assiste toujours à la leçon ! – À quinze ans, amour du voisin d’en face, du surnuméraire frais et blond qui apparaît vermeil à sa lucarne au milieu des vertes guirlandes de capucines et de gobéas.
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