C’était, pardieu ! d’un fort bon air ! Et ce joli garçon-là eût été très bien ainsi ! – Ah ça ! dit le brave commandant en frappant légèrement la joue de Paul ; ah ça ! nous sommes bien sages ? Papa est-il content ?
Paul rougit, contint avec peine une forte envie de rire, et salua.
Pierre continua :
– M. Garnier, chirurgien-major de la Salamandre.
Le vieux docteur s’avança.
– Ah ! ah ! monsieur le docteur, ravi de vous connaître ! J’espère que nous nous verrons comme amis, mais voilà tout ! car j’ai une peur enragée de vos outils !
– Pourtant, commandant, tout à l’heure, en vous voyant faire vos tours au bout des tire-veilles, j’ai bien cru que nous allions faire tout-à-fait connaissance.
Ceci fut dit malgré les coups d’œil et les signes réitérés du lieutenant, qui redoutait la franchise de Garnier.
– Le fait est, docteur, reprit le commandant, le fait est que j’ai assez drôlement pirouetté.
– Oh ! mais très drôlement, commandant ; nous en avons ri comme des bossus !
Ici Pierre devint rouge de colère.
– Tant mieux ! j’aime qu’on s’amuse et qu’on soit gai !
– Oh ! mais…
Le lieutenant interrompit le docteur qui allait riposter au commandant, et présenta le commissaire.
– M. Gabillot, agent comptable, commissaire du bord.
– Agent comptable ! dit le commandant qui n’était pas au bout de ses souvenirs d’autrefois ; agent comptable ! bien… nous appelions cela officier de plume. Ils étaient habillés de gris, collet de velours cramoisi et bas cramoisis.
– Monsieur le commandant est trop honnête ! répondit l’administrateur, trop bon de se souvenir de ces détails ; et, à ce sujet, je saisirai l’occasion de manifester mon dévouement pour la famille régnante que la Providence nous a rendue, que la Providence…
– Mais taisez-vous donc, commissaire, dit le docteur à demi-voix en interrompant l’administrateur ; on vous parle bas cramoisis, et vous répondez Providence ! C’est bête à manger du foin.
L’ex-débitant ne voulut pas être en reste, et reprit :
– Personne plus que moi, messieurs, ne la vénère et la respecte, cette famille, que la Providence nous a rendue ; je lui dois d’ailleurs le plaisir de vous connaître, et j’en suis enchanté ! Vous m’avez l’air bien bons enfants ! Ah ça ! j’espère que nous nous entendrons bien ? Et je me sens disposé à vous aimer, à vous aimer tous, à vous porter dans mon cœur comme mes enfants… Ah ça ! nous nous soutiendrons, n’est-ce pas ? et vous m’aiderez de vos conseils, car j’en aurai bien besoin, voyez-vous. Enfin, mes amis, pour finir par un mot qui doit trouver de l’écho dans tous les cœurs, – vive, vive le roi ! cria le bon marquis ému jusqu’aux larmes et jetant son chapeau en l’air.
Le commissaire partit alors d’un tel éclat de voix, d’un cri royaliste tellement inattendu et éclatant, que le docteur en fit un bond furieux.
Le lieutenant était au supplice. Il s’approcha du marquis, et lui demanda s’il voulait voir la corvette plus en détail.
– Non, non, mon ami ; nous verrons cela plus tard. Mais, avant, je voudrais dire deux mots à ces braves qui sont là-haut.
Et il remonta suivi de ses officiers. Le sifflet de La Joie fit faire silence, et le marquis prit la parole.
– Mes braves amis, le roi m’envoie pour vous commander, et je ferai tout pour mériter cette faveur. J’espère que nous nous entendrons bien aussi, nous autres.
Pierre toussa très fort en regardant le marquis.
Celui-ci continua nonobstant :
– Et vous serez tous mes enfants.
– Eux aussi ! dit Garnier. Ah ça ! mais c’est pis qu’une mouette avec ses petits.
– Car, mes amis, reprit l’ex-débitant, vous verrez que votre vieux commandant est un bonhomme qui ne fera de mal à personne, entendez-vous ? à personne, et qui, au contraire, se mettrait en quatre pour vous…, et qui vous soutiendra si on voulait vous faire quelque chose.
Et le digne homme commençait à pleurer d’attendrissement.
Pierre s’approcha, et lui dit tout bas :
– Assez, assez, commandant ; laissez-moi achever. Et au fait, les marins, peu habitués à ces larmes, commençaient de ricaner et de chuchoter.
– À la bonne heure, dit le marquis en s’essuyant les yeux.
– Matelots, reprit Pierre, le commandant me charge d’ajouter que, tout en désirant vous rendre heureux, il veut que la discipline la plus sévère règne toujours à bord ; il entend que les moindres fautes soient punies comme par le passé. Il m’ordonne de vous dire que vous le trouverez dur et inflexible, si vous ne vous montrez pas dignes de votre ancienne réputation. Rompez les rangs !… Marche… – Que la bordée qui n’est pas de quart retourne aux fers.
La figure des marins reprit son expression d’insouciance et de résignation, que l’éloquence du marquis avait un peu déridée ; et ils se dirent en descendant aux fers :
– Avec son air bon enfant, il paraît tout de même que c’est un vieux rageur, que le nouveau. As-tu entendu ce qu’il a dit au lieutenant de nous héler ? C’est encore un loup de mer, ça, un dur à cuire. Faut pas s’y faire mordre !
Pauvre marquis, ils le jugeaient bien mal, mon Dieu !
– Mon cher lieutenant, dit le commandant à Pierre, maintenant voulez-vous un peu descendre chez moi ? j’ai à vous dire deux mots.
– J’ai moi-même à causer avec vous, commandant.
– Voyez comme cela se trouve, dit l’ex-débitant.
Et ils descendirent.
CHAPITRE XX.
RÉVÉLATION.
Le roi est infaillible.
Charte.
– Avant tout, mon cher lieutenant, dit le marquis, je vous demanderai la permission de quitter ce diable d’uniforme, car en vérité j’étouffe là-dedans.
– À votre aise, commandant.
– Ah ! je suis libre enfin. Comme c’est lourd !… Et l’épée, et le diable de chapeau qui me fait loucher… C’est qu’au fait il y a si longtemps, mon cher ami, que je suis bourgeois, bon bourgeois, que j’ai perdu tout-à-fait l’habitude du harnois comme on dit.
– Il y a donc longtemps que vous n’avez navigué, commandant ?
– Ah ! s’il y a longtemps…, je le crois bien. Mais, mon ami, il faut, voyez-vous, de la franchise avant tout. Ainsi, écoutez-moi :
En 90, j’émigrai en Allemagne, et j’y restai jusqu’en 1805 ; je sollicitai alors de l’empereur la faveur de rentrer dans le grade de lieutenant, que j’avais lors de la révolution. Il me refusa net, prétextant, ce qui était vrai, que j’avais dû me rouiller un peu, vu que Vienne ne pouvait passer pour un port de mer. Mais un de mes parents, le duc de Saint-Arc, alors chambellan de Bonaparte, obtint pour moi une régie de tabac. C’était une compensation.
– Un bureau de tabac ! Comment, monsieur ! c’est d’un bureau de tabac que vous sortez ? s’écria Pierre avec un étonnement douloureux.
– Oui, mon cher. Mais attendez donc. Ma foi ! je me trouvais fort bien de mon nouvel état ; tranquille, obscur, ayant oublié mon ancienne fortune, mon titre, des espérances qui ne devaient plus se réaliser, je vécus ainsi jusqu’au moment de la restauration. Alors vint la loi qui reconnaissait le temps de service des officiers émigrés soit pendant l’émigration, soit pendant l’usurpation ; ce qui me fut d’abord bien égal. Mais j’ai une diable de femme, lieutenant, un démon incarné, ajouta-t-il à voix basse, comme si, même à bord, il eût craint d’être entendu par Élisabeth. Or, ma diable de femme s’imagina d’écrire à mon cousin le duc de Saint-Arc, qui, de chambellan, s’était naturellement transformé en gentilhomme de la chambre. Par le plus grand des hasards je me trouvais possesseur de quelques papiers de famille fort importants pour lui : ma diable de femme, mon démon de femme les lui proposa. Il accepta, et, par reconnaissance, me fit remettre en activité et donner un grade supérieur à celui que je remplissais avant la révolution. Vous pensez bien, mon bon ami, que je refusai.
– Eh bien ! alors, commandant ?
– Eh bien ! alors, mon ami, mon enragée de femme fit tant et tant qu’elle me força d’accepter ; elle répondit malgré moi au ministre, et m’aurait amené elle-même ici si le bon Dieu ne m’avait pas fait la grâce de lui envoyer une pleurésie qui la retient à Paris.
– Ah ! monsieur, monsieur, prenez-y garde : vous êtes dans une position bien dangereuse ; je vous en avertis, car enfin vous avez tout-à-fait oublié votre état.
– Tout-à-fait, mais tout-à-fait, mon cher.
– La manœuvre ?
– Aussi.
– La théorie ?
– Tout de même.
– Il est alors inutile de vous parler de la tactique, de l’astronomie ?
– Mais comment diable voulez-vous que j’aie appris cela ? car avant la révolution j’étais bien jeune, et, ma foi ! les plaisirs… Vous concevez… Je vous le répète : comment voulez-vous que j’aie appris ça dans mon bureau ?
– Mais alors, monsieur, il en est temps encore, refusez…, refusez… Vous jouez votre vie et celle d’un équipage de bons et braves marins. Monsieur, encore une fois, refusez.
– Refusez…, refusez… C’est bien facile à dire. Et ma femme ?
– Mais, cordieu ! votre femme, à ce que je vois, porterait mieux que vous les épaulettes.
– Entre nous, mon ami, c’est très vrai : et c’est pour cela que je ne puis refuser sans son consentement ; et elle ne me le donnera jamais.
– Mais enfin, monsieur, que comptiez-vous donc faire en acceptant ?
– Ma foi ! mon cher, j’avais deux partis à prendre : faire le capable, ou avouer mon ignorance. En prenant le premier, je ne pouvais pas jouer mon rôle huit jours de suite ; en prenant le second, j’avais la chance de rencontrer un galant homme comme vous, – et le marquis tendit la main à Pierre, – de lui tout avouer, de lui demander ses conseils et de me confier à sa générosité.
La colère de Pierre tomba devant cette franchise.
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