Ah ! j’aimerais mieux un coup de cape ! Mais la brise ne se fait pas, et j’aime mieux entendre le vent parler.
– Tout est paré là-haut ! cria une voix de la hune du grand mât.
Le sifflet de La Joie répondit que c’était bien.
– Merval, dit le lieutenant, veillez à…
Ici Pierre fut interrompu par un violent coup de tonnerre accompagné d’un éclair lumineux, ardent, qui sembla enflammer l’électricité depuis longtemps accumulée et condensée autour de la Salamandre.
En un instant le sommet des mâts, l’embranchement des vergues, les chaînes de haubans, enfin tout ce qui offrait la plus petite surface de fer, fut surmonté d’une flamme bleue légère et rapide, qui, sans se fixer, voltigeait dans les ténèbres.
– C’est le feu Saint-Elme ! dit le lieutenant. Veillez à la barre, timonier, car le temps devient bien noir.
En effet, l’air devenait tellement épais, tellement dense, l’obscurité si complète, qu’on ne se voyait pas.
– Allumez les fanaux ! cria Pierre.
Mais à peine ce commandement était-il prononcé, qu’une immense colonne d’air est portée sur la corvette avec la rapidité de la foudre et une détonation épouvantable.
La commotion fut affreuse ; la Salamandre s’inclina sous le poids du vent, se pencha, et déjà sa lisse de tribord effleurait l’eau.
Pierre se précipita sur la barre.
– Elle ne gouverne plus, commandant ! s’écria-t-il comme s’il eût interrogé son chef. Puis il reprit : – Bien, commandant ! – À bas le mât d’artimon ! Coupez, La Joie, coupez tout !
La Joie courait chercher une hache. – Arrêtez… cria Pierre : Non, non, il gouverne… Brave navire ! brave Salamandre ! disait-il en voyant la corvette se redresser noblement.
Et ce fut un grand bonheur, car à peine eut-elle repris son équilibre, que le typhon tomba sur elle avec toute sa violence, et semblait l’enfoncer au niveau de l’eau.
Les secousses étaient affreuses, saccadées ; le fluide électrique sillonnait le pont dans tous les sens, les canons paraissaient enflammés, et le navire était comme entouré d’une auréole de feu ; les mâts et les vergues semblaient les conducteurs d’une immense machine qui allaient puiser dans les nuages le bruit et les flammes. À ces terribles détonations se joignait une vibration métallique et perçante ; les vergues craquaient sur leurs palans, et cette masse ignée paraissait d’autant plus éclatante que les ténèbres profondes entouraient et la mer et la côte.
Un moment, à la lueur funèbre qui entourait la Salamandre, on vit un canot qui faisait force de rames pour atteindre la corvette.
Mais on ne le vit qu’un moment, car ce terrible phénomène dura à peine deux minutes ; la nuée électrique passa rapide et laissa la rade dans l’obscurité la plus complète.
Pas un seul mot n’avait encore été prononcé à bord, tant la surprise avait été violente, lorsque ce silence fut interrompu par ces paroles :
– Ohé ! de la Salamandre ! ohé !…
– Qui vive ? demanda le lieutenant.
– Officier… embarcation du port.
– Accoste, répondit-il. Puis s’adressant à La Joie : – Eh bien ! maître, est-ce que le typhon vous a rendu sourd ? n’entendez-vous pas ? Un officier… Allons ! allons ! aux tire-veilles.
En effet, La Joie, comme le reste de l’équipage, avait été paralysé un instant par cet incident si peu prévu, Peu à peu le calme revint ; on monta deux fanaux de la batterie. Le sifflet du maître se fit entendre, et Merval s’avança à la coupée pour recevoir l’étranger qui arrivait par un si mauvais temps.
Le lieutenant était descendu chez le commandant, qu’il trouva couché sur son sopha, la tête sous les coussins, et dans un état à faire pitié.
Merval n’attendit pas longtemps ; l’étranger parut bientôt sur le pont, accompagné d’un officier de marine, d’un enseigne qui devait compléter l’état-major de la corvette.
Merval les salua ; l’étranger lui rendit son salut, et lui dit :
– Monsieur, je suis le passager qu’on attend : pourrais-je parler à votre commandant, et seriez-vous assez bon pour faire placer à bord mon valet de chambre et mes gens qui sont dans cette chaloupe ?
– Je vais donner les ordres nécessaires, monsieur. Mais vous avez été bien heureux d’échapper à la bourrasque qui a pris une autre direction.
– En effet, c’est fort heureux, monsieur. Mais veuillez me mener auprès du commandant.
Merval pria Paul de conduire le passager auprès du marquis.
Il était impossible de voir les traits de M. de Szaffye, car un grand manteau noir tout trempé d’eau de mer l’enveloppait presque en entier ; seulement il paraissait de haute taille.
À peine l’étranger était-il descendu chez le marquis que Pierre reparut sur le pont. – Enfin, dit-il à Merval, voilà notre passager arrivé ; et si la brise se fait, nous quitterons cette diable de rade. – Mais faites donc décharger cette chaloupe.
– J’en ai chargé votre fils, monsieur, dit l’enseigne un peu piqué.
– Vous voulez sans doute parler de l’aspirant de service, répondit froidement Pierre, qui, selon son habitude et son rigorisme, isolait toujours les liens de famille de la subordination et de la hiérarchie militaires. – Puisqu’il a manqué à son service, punissez-le, monsieur de Merval, vous êtes son supérieur.
Et le bon lieutenant lui tourna le dos.
Paul était descendu pour rassurer Alice et madame de Blène, que cet événement avait beaucoup effrayées, et qui étaient dans des transes horribles malgré les protestations du vieux médecin.
Au bout d’un quart d’heure le marquis monta sur le pont. – Ah ! on respire, au moins, dit-il, et j’en avais besoin. – Ah ça ! lieutenant, nous partons demain matin : notre passager le veut ainsi.
– Ah ! c’est différent, s’il a le pouvoir de commander au vent de se faire du nord-ouest.
– Mais si le vent le permet, mon ami : c’est bien entendu.
– Du reste, c’est possible : car le temps se dégorge, il tombe quelques grosses gouttes de pluie, et nous pourrions bien avoir du nord-ouest.
– Tant mieux. Avez-vous vu le passager ?
– Non, commandant.
– Il n’est pas causeur ; il m’a demandé son appartement, a fait venir son valet de chambre, m’a salué, et s’est retiré.
– Quelle figure a-t-il ?
– Mais très bien ; pâle, l’air un peu haut, un peu fier ; de ces figures que… ; enfin il n’a pas ce qui s’appelle l’air d’un bon enfant.
– Ma foi, commandant, peu m’importe ; mais ce qui m’importe davantage, c’est que vous m’accordiez toute cette nuit.
– Pourquoi donc faire, lieutenant ? J’ai une horrible envie de dormir.
– C’est possible ; mais vous ne dormirez qu’après avoir appris et m’avoir récité la manœuvre d’appareillage que vous commanderez peut-être demain ; il est impossible que vous vous en dispensiez.
– Mais je dirai que je suis malade.
– Avec le vieux Garnier c’est impossible ; il vous dirait, il vous prouverait que vous mentez.
– Mais…
– Il n’y a pas de mais, commandant ; ce sera ainsi. – Mon poste est à l’avant ; il faut que j’y sois. Une fois l’ancre levé, je reviendrai vous trouver.
– Allons, comme vous voudrez, dit le bon Longetour en soupirant et disant à part lui : – C’est en vérité une autre Élisabeth que ce diable de lieutenant.
Et les matelots couchés dans les batteries, en voyant les lampes briller chez leur commandant, se dirent :
– Il est enragé, ce vieux gueux-là ; il est à embêter le lieutenant sur la théorie, c’est sûr, pour voir s’il est fort sur la manœuvre.
– As-tu vu, dis donc, Poirot, comme il a ordonné tout de suite de couper le mât d’artimon, quand la corvette a eu l’air de ne pas gouverner ? c’est un vieux dur-à-cuire qui ne boude pas.
– Et qu’est-ce qui dirait ça à le voir avec sa redingote fourrée et son bonnet de loutre ? objectait un troisième.
– Enfin la coque ne fait pas le navire, comme on dit, et nous allons d’ailleurs le voir travailler ; car on dit que c’est demain que nous filons notre nœud.
– Ma foi ! tant mieux, car je commence à me scier ici.
Et bientôt, excepté les matelots de quart, l’équipage de la Salamandre fut enseveli dans un lourd et profond sommeil.
CHAPITRE XXIV.
MISÈRE.
Une larme qui brille dans l’œil cache pourtant par fois un projet de vengeance.
Madame de Staël.
La promenade que l’enseigne Merval faisait le lendemain matin de l’avant à l’arrière et de l’arrière à l’avant de la corvette fut interrompue par des cris perçants qui partirent de la poulaine.
– Qu’est-ce donc ? demanda l’enseigne au timonier.
– Rien, monsieur. C’est qu’on s’amuse avec Misère ; car le vilain rat sera sorti de la cale.
– Ah !… fit l’enseigne ; et il continua sa promenade, après avoir recommandé de s’amuser moins haut.
La cale d’un navire est la partie la plus basse du bâtiment ; elle est dans toute son étendue divisée et subdivisée en plusieurs cavités, dans lesquelles on renferme les poudres, les cordages, le vin, le biscuit ; c’est enfin un immense magasin où l’on va puiser sans cesse ; c’est la ville souterraine qui nourrit la ville supérieure.
Ville peuplée d’un peuple à part ; car les caliers qui l’habitent ne paraissent que très rarement sur le pont, sont voués aux travaux les plus pénibles, et arrangent leur existence au milieu de ces ténèbres éternelles.
Mais aussi, comme à terre et en mer, on a toujours prêté un pouvoir surnaturel aux gens qui vivent dans l’isolement ; à terre, ce sont les ermites, les bergers, qui jouissent du don divinatoire ; en mer ce sont les caliers.
– Quelqu’un sait-il l’avenir ?
C’est un calier.
– Quelque chose s’est-il égaré ?
On s’adresse au calier, soit comme adepte de la science de l’avenir, soit comme très apte, selon les esprits forts, à connaître les lieux de recels, toujours fort multipliés dans les profondeurs du faux pont.
– Enfin, quelque singulier présage météorologique vient-il surprendre les matelots ?
On en demande l’explication au calier, qui, au dire des marins, n’est soumis à aucune influence étrangère, parce que, ne voyant jamais le ciel et ne connaissant rien au temps, il doit apporter la plus grande naïveté dans ses prédictions.
La fosse aux lions, partie réservée de la cale, est ordinairement l’habitation, le boudoir, le cénacle du maître calier.
Il en était ainsi à bord de la Salamandre ; et maître Buyk le calier était tellement attaché à sa fosse et peu jaloux de jouir de l’air extérieur et de la vue de la nature, que, lorsqu’on passa la corvette au feu, au lieu d’aller à terre, il demanda la permission de rester dans un ponton pendant le temps du radoub, et revint vite prendre possession de sa fosse, sitôt que la corvette fut sortie du bassin.
Or, maître Buyk, d’ailleurs devin fort habile et fort estimé à bord, participait, quant au moral, de la froide dureté du parquet de fer qui couvrait son plancher. Voyez plutôt :
Sur un coffre assez bas un homme accroupi tenait sa tête dans ses mains. C’était maître Buyk.
Il portait pour tout vêtement un pantalon de toile grise, et pas de chemise, selon son habitude, vu la chaleur étouffante qui règne dans cet espace étroit et presque privé d’air et de jour.
Il paraissait d’une taille moyenne, maigre, mais merveilleusement musclé. La lueur du fanal qui éclairait la fosse ne jetait qu’une clarté douteuse et rougeâtre.
Il leva sa tête. Ses cheveux étaient gris et rares ; ses yeux creux et ternes ; ses pommettes saillantes ; et par négligence il portait sa barbe longue.
– Misère ! cria-t-il d’une voix forte. On ne répondit pas.
– Misère ! Misère ! Misère !… Silence.
– Misère ! Misère ! Misère ! Misère !
À la quatrième fois une voix faible et éloignée répondit avec un accent de terreur :
– Me voilà, me voilà, maître… Me voilà…
Et la voix approchait en répétant toujours :
– Me voilà ! me voilà !
Enfin un enfant de sept à huit ans sauta d’un bond dans la fosse. – C’était Misère.
Maître Buyk était toujours assis. Il fit un signe de la main.
Misère sentit un léger frisson courir par tout son corps en allant prendre dans un coin de la porte une espèce de martinet fait de plusieurs bouts de corde à nœuds bien serrés. Il le présenta au maître.
Puis il se mit à genoux et tendit le dos. Et c’était pitié que ce pauvre corps maigre, chétif, souffreteux, jaune et étiolé. Maître Buyk parla :
– Je t’ai appelé quatre fois, et tu n’es pas venu. Et quatre coups fortement appliqués fouettèrent l’enfant, qui ne poussa pas un cri, pas une plainte, se releva, prit le martinet, dont il s’essuya les yeux sans que le maître pût le voir, le remit au clou, et revint se planter debout devant le maître.
– À présent, dis-moi : Pourquoi as-tu tardé autant ?
– Maître, on me battait là-haut.
– Tu mens ! tu jouais.
– Je jouais ! maître… je jouais ! mon Dieu ! je jouais ! Qui donc voudrait jouer avec moi ? dit le triste et chétif enfant avec un accent d’amertume indéfinissable. – Les autres mousses me battent quand je leur parle ; ils me prennent mon pain, ils m’appellent rat de cale : et tout à l’heure, maître, on m’a fouetté là-haut, parce qu’ils disent que dix coups de fouet à un mousse donnent du bon vent.
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