– Oh ! maître ! allez, vous m’avez bien nommé… Misère ! ajouta-t-il en soupirant, car il n’osait pleurer ; et tout son corps meurtri et bleu tremblait comme la feuille ; la chaleur était étouffante, et il avait froid.
– Quel temps fait-il donc ?
– Depuis hier, il vente du nord-ouest, maître.
– Et le vent du nord-ouest souffle toujours ? demande Buyk d’une voix tonnante.
– Oui, maître, dit l’enfant tout peureux.
– Il souffle du nord-ouest ! répéta le maître tout pensif.
– Oui, maître.
– Qui te parle ? Et ces trois mots furent accompagnés d’un soufflet.
Maître Buyk tomba dans une profonde méditation qu’il n’interrompit que pour faire des figures et des signes avec des cailloux, des bouts de cordes et son couteau.
L’enfant ne bougeait ; immobile, craignant de s’attirer de nouveaux coups, retenant son baleine.
Et en vérité, Misère était bien à plaindre. Ce malheureux avait été embarqué à bord par pitié ; sa mère était morte à l’hôpital, et maître Buyk, l’ayant pour ainsi dire adopté, en avait fait son mousse, et lui faisait bien, je vous assure, payer le pain qu’il ne mangeait pas toujours, le pauvre enfant ! Enfin Misère était si chétif, si souffrant, que, pour cet être maladif, il eût fallu de l’air, du soleil, des jeux d’enfant, bruyants et animés, une bonne vie joyeuse et insouciante, du repos et du sommeil. Lui, au contraire, ne quittait la cale que le moins possible, tant il redoutait les autres mousses, qui le pourchassaient, le tourmentaient et le battaient. Aussi le seul plaisir du misérable, c’était la nuit, pendant que son maître dormait, de se glisser comme une couleuvre sur le pont, de monter sur les bastingages, et de là dans les porte-haubans.
Alors sa pauvre figure souffrante s’épanouissait, frappée, ranimée qu’elle était par ce bon air marin ; il éprouvait un bonheur d’enfant à voir les lames bondir, bouillonner, et se briser sur l’avant du navire en l’inondant d’une clarté phosphorescente ; à regarder les étoiles briller dans le ciel, à écouter la voix de la mer, et à rester une heure sans être battu.
Mais ces moments de vif plaisir étaient courts et rares, tant il craignait de ne pas répondre à la voix terrible de maître Buyk. Aussi, par instant, le faible cerveau de ce malheureux se dérangeait. Alors, pâle et livide, un affreux sourire sur les lèvres, agrandissant ses yeux d’une manière horrible, il disait de sa petite voix grêle et stridente :
– Le rat de cale a de bonnes dents, de bonnes dents, et il rongera la noix.
Et en prononçant ces paroles inintelligibles, il tournait sur lui-même avec une effrayante rapidité ; puis enfin, épuisé, il tombait dans un sommeil léthargique, que son maître interrompait à grands coups de corde, le rappelant ainsi à lui-même.
Toujours est-il que maître Buyk lui ordonna d’aller chercher maître Bouquin.
Le mousse monta en soupirant dans la batterie, car il prévoyait ce qui l’attendait. En effet, à peine parut-il, que ce furent des cris accompagnés de coups.
– Ah ! te voilà, rat de cale ! À toi, rat de cale ! criait l’un.
– C’est ce gredin-là qui mange les câbles et boit le goudron, disait un autre.
– Tiens, Misère, mets ça dans la soute aux coups de poing !
– Au rat ! au rat ! au rat !
Et tous les marins, et surtout les mousses de la batterie, hurlant, trépignant, poursuivirent Misère, qui semblait glisser entre les canons comme une couleuvre, tant la peur lui donnait d’agilité.
Enfin il grimpa sur le pont pour chercher maître Bouquin. Nouveau malheur : maître Bouquin causait avec le lieutenant sur l’arrière ; et il savait à quoi il s’exposait s’il eût mis le pied sur cette partie du pont réservée aux officiers.
Enfin le bonheur voulut que maître Bouquin finît sa conversation.
– Maître Buyk vous demande, maître Bouquin, dit le mousse.
– Ah ! c’est toi, mauvais rat ! J’y vais. Va lui dire, et empoigne…
Et maître Bouquin accompagna cette réponse d’un coup de pied, comme pour ne pas déroger à l’habitude contractée à l’égard de Misère, puis descendit dans la fosse aux lions en disant :
– Que diable me veut-il, le vieux sorcier ? En voilà un qui peut se vanter d’être fameusement philosophe !
CHAPITRE XXV.
PRÉDICTIONS.
Trois fois j’ai consulté mademoiselle Lenormant, c’est une folle, mais elle dit de singulières et étonnantes choses.
L’empereur Alexandre.
Je ne puis nier de surprenants effets de la seconde vue.
Walter Scott, Ivanhoé.
– Eh bien ! vieux caïman, tu veux donc faire un coup de gueule avec un ancien ? dit Bouquin en entrant avec précaution dans le réduit du calier. – Mais, sacredieu, ajouta Bouquin, il fait un noir dans ta cassine, un noir que si l’on y bidonnait on ne saurait pas si on a bu deux bouteilles ou si on en a bu quatre. Mais puisque tu parles de boire, dit-il au calier qui n’en parlait pas du tout, alors affale ici un bidon de n’importe quoi ; car j’ai une toux sèche que le major m’a dit de soigner ; et tu saisis que ce n’est pas dans mon intérêt, mais dans celui du major que nous chérissons tous comme un père, que je te demande à bidonner ; car avant tout il faut adoucir mon estomac qui est souffrante, et ça lui fera honneur, au major.
Et comme preuve de son état maladif, maître Bouquin fit trembler, frissonner, résonner la Salamandre au bruit retentissant de ses vastes poumons. Maître Buyk, absorbé dans ses calculs, ne répondit pas à Bouquin ; mais, allongeant le bras, il déposa près de son ami un glorieux bidon plein de vin.
Ce silence était trop du goût de Bouquin pour qu’il songeât à l’interrompre ; et l’on n’entendit qu’un bruit sourd et mesuré comme celui d’une fontaine qui coule, preuve de l’empressement de Bouquin à mettre à couvert la responsabilité médicale du vieux Garnier.
Quand Bouquin eut vidé à peu près le bidon, s’adressant au calier :
– Ah ça ! vieux, que diable me veux-tu ?
– Écoute, Bouquin, dit l’autre avec une imperturbable gravité. Nous n’avons pas tiré l’horoscope du nouveau commandant, et ça se doit, puisque nous allons peut-être mettre à la voile aujourd’hui.
– C’est juste, dit Bouquin après avoir bu de nouveau et en faisant claquer sa langue contre son palais.
– Je t’ai donc fait descendre, Bouquin, afin d’avoir des renseignements sur lui. Va, je t’écoute : et tâche de te rappeler par quel vent il est venu à bord.
– Par une brise de sud-ouest à décorner les bœufs.
– Va toujours, dit le calier.
– Pour lors, c’est un grand, taillé en mât d’hune, qui porte des chaussons de lisière, une redingote jaune et une casquette en poil, comme le portier de l’arsenal.
– Et il vient f… comme ça sur le pont de la Salamandre ! sur le pont d’une brave corvette de guerre ! dit le calier exaspéré.
– Pour ce qui est de ça, vois-tu, Buyk, je sens comme toi que c’est humiliant pour la corvette et pour l’équipage, qui n’est pas dressé aux redingotes jaunes.
– C’est un navire perdu, dit sérieusement le calier.
– Tu crois ?
– Et le lieutenant, qu’est-ce qu’il dit de ça ?
– Dam ! il rage ; d’autant plus que la vieille bête n’est pas commode et qu’elle a des dents. Ah ! non, elle n’est pas commode, avec ses chaussons de lisière ; faut voir comme il tortille ça avec son air bon enfant. Et l’autre jour j’entendais le lieutenant dire très haut, comme pour que tout le monde l’entendit, que le commandant était un très bon, mais un très bon marin, seulement, qu’il n’en avait pas l’air. Et au fait, il a plutôt l’air de l’oncle à défunt Giromon, qui donne de l’eau bénite à la porte de Saint-Louis.
– C’est étonnant.
– Et que le maître de timonerie, qui a vu un point que le commandant a fait, dit que c’est crânement bien entendu ; et ça nous passe, nous autres : car si tu l’avais vu arriver à bord, il avait l’air de ces bourgeois qui viennent en rade pour voir les navires, et qui vous demandent un tas de bêtises. Pourtant c’est un vieux rageur, un dur à cuir : faut pas s’y frotter.
– Son nom ?
– Et c’est un noble avec ça : un rentrant, le marquis de Longetour.
– Ainsi, dit le calier, son nom commence par un L, il est venu par un vent de sud-ouest, et il est arrivé à bord ?
– Un vendredi.
– Un vendredi !
– Et au lieu d’aller d’abord vers l’arrière, il a tout de suite été du côté de l’avant !
– Diable !
– Et quand on a hissé le pavillon, la drisse a fait trois nœuds !
– Oh !
– Et c’était treize jours avant la trombe, par laquelle que le passager que nous menons à Smyrne est arrivé… Tu sais, ce bel homme, qui a l’air si fier ? – Et sept jours avant que ce pauvre Giromon ait été assassiné par ces gueux de mangeurs d’huile.
– Sept jours…
– Ah ! j’oubliais : le jour même où M. Paul est tombé dans le panneau du faux pont et a manqué se tuer.
À ces mots, maître Buyk fit un bond furieux sur son coffre.
– Assez ! assez ! s’écria-t-il ; assez, Bouquin ! Pauvre corvette ! pauvre Salamandre ! Vois-tu, Bouquin ? ce marquis-là c’est la mort de la corvette ; et, en disant de la corvette, je dis de M. Paul ; car l’un ne peut aller sans l’autre, puisqu’il est né le jour où elle a été lancée à l’eau. Oui, c’est sa mort, à ce pauvre M. Paul, qui, je vous l’ai dit cent fois, est son ange gardien. Oh ! pauvre Salamandre, dit tristement Buyk. Moi qui t’ai vu lancer ; moi qui ai été lancé avec toi, puisque j’étais déjà installé dans ma fosse aux lions. Tu n’en as pas pour bien longtemps encore.
– Ah ! bah, matelot, tu barbottes.
– Je barbotte ! dit sévèrement le calier. Je barbotte !... Était-ce vrai ou non quand, avant le combat de la corvette avec la frégate anglaise, je vous avais prédit que, si la Salamandre avait une avarie majeure, M. Paul en aurait une aussi, et, bien plus, aurait la même ? Eh bien ! quelle a été l’avarie majeure de la Salamandre ?
– Dans les œuvres vives ; dans le flanc à bâbord, au-dessous du neuvième sabord. Je le vois comme si j’y étais ; et même que j’ai bien cru que nous allions boire.
– Eh bien ! n’est-ce pas au flanc et à bâbord, c’est-à-dire au côté gauche, que le pauvre M. Paul a été blessé ? Quand je vous dis, entêtés que vous êtes, que ce qui arrive à l’un doit arriver toujours à l’autre, et que ton marquis causera la perte de tous les deux. Mais il y a une chose à faire, une seule…
– Laquelle, matelot ?
– C’est d’envoyer le commandant par dessus le bord, voir s’il peut s’habituer à vivre avec les poissons, et si les nageoires lui pousseront !
– C’est pas une idée ridicule ; mais pour ça, vois tu, vieux, il y a là-haut quelque chose qui gêne.
– La Providence ?
– Quelle bêtise ! Du tout. Le lieutenant, qui nous ferait arranger la tête à la sauce aux cartouches, et qui ferait un manger délicieux pour les requins.
Et puis, vois-tu, maître Buyk, si ça est, ça sera, comme disait cet Ottoman avec lequel j’ai bu à Alexandrie, malgré sa… chose… sa…
– Sa religion, tu veux dire.
– Oui, oui, sa religion, qu’il enfonçait pas mal, l’Ottoman. Et c’est fameux, tu avoueras, Buyk, pour former des novices au feu, par exemple, que la religion de l’Ottoman. On leur dit : – Si vous êtes blessés, vous le serez ; sinon, non. En avant ! et tape dessus.
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