On ne m’avait pas trompée, on m’a tenu parole. Et s’avançant vers son mari ;

– M. Formon, marquis de Longetour, nous pouvons enfin reprendre notre titre.

– Notre titre ! dit le marquis entre ses dents.

– Grâce à la puissante protection de notre famille.

– Notre famille ! soupira encore le débitant.

– Grâce à notre famille, le grade de capitaine de frégate vous est accordé ; car le temps que vous avez passé en émigration et dans votre ignoble comptoir, ce temps vous compte comme service effectif. De plus, on vous nomme au commandement d’une corvette de guerre, et vous êtes chargé d’une mission importante ! Lisez…

Le marquis demeurait stupide et ébahi. Enfin il s’écria :

– Allons donc, Élisabeth ! une corvette ! une corvette de guerre à moi qui n’ai pas navigué depuis vingt ans, à moi qui, avant la révolution, n’ai fait qu’une traversée de Rochefort à Bayonne… Mais c’est absurde ! Que le diable vous emporte…, car vous êtes la femme la plus folle que je connaisse, dit enfin le marquis exaspéré. – Je refuse le commandement, ajouta-t-il en jetant la dépêche sur la table.

– Vous le re-fu-sez, articula sourdement la marquise en faisant sentir à son mari la pointe de ses ongles aigus. – Vous le re-fu-sez… répéta-t-elle. Non, non, je ne crois pas ! Et tenant toujours le bras de son mari serré dans sa main sèche et osseuse, elle sourit d’un air vraiment diabolique.

Et le pauvre Formon, vaincu par son habitude de soumission, par la peur que lui inspirait sa femme, murmura à voix basse :

– Allons, allons ! j’accepte, Élisabeth.

– C’est bien. Maintenant, signez cette lettre de remercîments, écrite d’avance au ministre.

– Ainsi, Élisabeth, tu le veux décidément. Songez bien que…

– Signez.

– Je suis perdu ! s’écria-t-il avec douleur en jetant la plume.

– Enfin, dit la marquise, nous allons reprendre un rang que nous n’aurions jamais dû quitter. Suivez-moi, marquis.

– Adieu, adieu le temps le plus heureux de ma vie ! dit tristement l’ex-débitant en suivant les pas de sa femme.

Un mois après, le marquis de Longetour partit pour Toulon, afin de prendre son commandement.

Et voilà comment M. Formon ne vendit plus ni chiques ni cigares.

CHAPITRE II.

SAINT-TROPEZ.

Tu veux voler, et crains le vertige. Est-ce nous qui nous sommes jetés à ta tête, ou toi à la nôtre ?

Gœthe, Faust.

 

Lève-toi, lève-toi, beau soleil de Provence ; lève-toi. Déjà l’Elbe se découpe en bleu sur cette nappe resplendissante de clarté dont tu inondes l’horizon… Lève-toi. Viens couvrir d’un voile de pourpre et de lumières les hautes montagnes de la Corse, et dorer les eaux paresseuses qui baignent le golfe de Fréjus.

Mais tes rayons ont déjà dissipé les tremblantes et fraîches vapeurs qui couraient sur la mer pour s’élancer vers toi…

Vers toi, doux soleil qui nous apportes d’Italie la chaleur et la volupté ! Aussi la Provence vaut l’Italie. Voyez là-bas ces masses verdoyantes, couvertes d’une neige de fleurs à corolles d’or, qui épandent de si doux parfums ; ces maisons blanches aux toits rouges, ces terrains calcinés. Ne dirait-on pas une villa de Toscane ? Et pourtant, c’est Hyères, la fertile Hyères, qui aime à voir ses beaux orangers et ses ravissantes bastides se réfléchir dans les eaux bleues de la Méditerranée.

Oh ! nos Provençales, qui serrent leurs épais cheveux sous les mailles soyeuses d’une résille verte, qui cachent leurs gorges brunes et dorées dans un étroit corset noir à festons rouges… ; nos Provençales valent bien les Italiennes de l’Arno.

Nos filles de Provence ont aussi le soir leurs danses au bord de la mer, leurs danses vives, animées et lascives. Le soir aussi, quand la lune argente les bois de myrtes, la brise embaumée se tait quelquefois pour laisser bruire d’ardents baisers, de tendres frissonnements entrecoupés de silences… qui font rêver et tressaillir.

Mais déjà le soleil, tombant d’aplomb sur les toits bruns de Saint-Tropez, découpe de larges ombres sur les rochers de quartz, de granit et de porphyre qui encadrent le golfe de Grimaud, à la pointe duquel est creusé ce petit port.

Toutes les facettes brillantes de ces roches de mille couleurs s’éclairent tour à tour. Les cassures cristallisées des granactites, des staurides, scintillent, flamboient, étincellent en reflets roses, bleus, verts, nacrés, chatoyants…

Et puis le sable est tellement mêlé de quartz et de mica, que la côte paraît semée d’une poussière d’argent, et sert de franges aux lames transparentes et dorées qui s’y déroulent.

Tranquille et vieux port de Saint-Tropez ! patrie d’un brave amiral, du noble Suffren, il ne te reste plus de ton ancienne splendeur que ces deux tours, rougies par un soleil ardent, crevassées, ruinées, mais parées de vertes couronnes de lierre et de guirlandes de convolvulus à fleurs bleues…

Que de fois les Sarrasins maudits, bravant la protection des comtes de Provence, ont fait échouer leurs sacolèves au pied de ton môle, leurs sacolèves qu’ils venaient charger de ces jeunes Provençales toujours si recherchées aux bazars de Smyrne et de Tunis.

Pauvres jeunes filles de Saint-Tropez ! pour vous plus d’espoir d’être arrachées à vos familles en pleurs, enlevées par quelque maudit pirate et déposées palpitantes, mais curieuses, sous les riches portiques du palais d’un émir.

Plus d’espoir de quitter vos chaumières de briques, vos nattes de jonc, l’eau salée de la mer, pour les bains parfumés sous les sycomores, les tapis de cachemire, et les coupoles élégantes aux peintures mauresques !

Bonnes filles, que je conçois vos naïfs regrets !… Au moins autrefois on attendait avec espoir la saison de l’enlèvement ; car enfin c’était un avenir que cette venue des pirates.

Et toi aussi, l’on peut te plaindre, pauvre port de Saint-Tropez ! car ce ne sont plus de ces fringants navires aux banderoles écarlates qui mouillent dans tes eaux désertes ; non, c’est quelquefois un lourd bateau marchand, un maigre mystik ; et si, par hasard, une mince goélette, au corsage étroit et serré comme une abeille, vient s’abattre à l’abri de ton môle, tout le bourg est en émoi.

Et, par la sainte couronne de la Vierge ! il était en émoi, je vous le jure, le 17 juin 1815, car le navire qui se balançait dans la rade n’était :

– Ni une Tartane aux voiles latines,

– Ni un Both avec ses deux focs légers et flottants comme le fichu d’une femme,

– Ni un Dogre avec son hunier immense,

– Ni une Mulette aux sept voiles triangulaires,

– Ni une Gondole vénitienne blanche et or, avec des rideaux de pourpre,

– Ni un Heu qui déploie ses deux vastes antennes comme les ailes du Léviathan,

– Ni un Padouan fier de sa voilure étagée en damier ;

Ce n’était enfin

– Ni un Prahau-plary de Macassar,

– Ni un Balour des îles de la Sonde,

– Ni un Piahap du Magellan,

– Ni un Gros-bois des Antilles,

– Ni un Yacht anglais,

– Ni un Catimarou,

– Ni une Hourque,

– Ni une Palme,

– Ni une Prame,

– Ni une Biscayenne,

– Ni une Bécasse,

– Ni un Mulet,

– Ni une Balancelle,

– Ni une Chelingue,

– Ni un Champan,

– Ni un Houari,

– Ni un Dinga,

– Ni une Prague,

– Ni une Cague,

– Ni une Yole,

– Ni… Enfin, c’était… c’était…

– LA SALAMANDRE !

CHAPITRE III.

LA SALAMANDRE.

… Victoria nulla est,

quam quæ confessos animo quoque subigat hostes.

Claudian. De sexto consulatu Honorii, v. 248-249.

 

Drôle ! combien de diables as-tu à ta solde ?

SCHILLER, Fiesque.

La Salamandre !… Joli nom, élégant, coquet, expressif, coquet, élégant, comme cette toute gracieuse corvette, si leste, si preste, si fine de formes, si carrée de voilure, si élancée de mâture !

Vive, vive comme un poisson, soumise, obéissante au gouvernail, à virer de bord dans un bassin ! La chargeait-on de voiles jusqu’aux royales, souple et alerte, inclinant ses hautes flèches qui pliaient comme des roseaux, elle volait sur les lames avec la rapidité d’une mouette.

Et ce n’était pas seulement un navire de parade et de course, non, cordieu ! non ; à peine le vent déroulait-il les plis d’un pavillon rival, qu’elle parlait haut et longtemps, fort et loin !

Aussi, ai-je dit que son nom était expressif.

Expressif, oui ! Si vous l’aviez vue, cette fière corvette, en 1813, tonnante, furieuse, échevelée, ses manœuvres au vent, bondir avec ivresse au milieu des éclairs qui jaillissaient de ses trente caronades de bronze !

À ces torrents de flamme, à cette lave de boulets et de mitrailles qu’elle vomissait de sa batterie, on eût dit le cratère embrasé d’un volcan, ou un lac de feu dont elle était la véritable Salamandre.

Oh ! si vous l’aviez vue, la mauvaise, mordre une frégate anglaise avec ses grappins d’abordage, ses grappins rouges et brûlants, tant les bordées étaient vives et nourries !

Dans cet effrayant combat, elle se montra digne de son nom ; engagée à la frégate, elle fit feu une dernière fois, feu de si près que les canonniers des deux navires se brisaient la tête à coups de refouloirs, s’arrachaient les anspects, et se poignardaient d’un pont à l’autre.

Trois fois les grappins cassèrent, trois fois elle aborda l’anglais, acharné comme elle, intrépide comme elle !

Puis, le feu prit à bord de la corvette… le feu qui se croise, qui s’allonge, qui se tord, qui grimpe aux cordages, qui siffle dans les voiles, qui étreint les mâts dans sa spirale brûlante. Le feu ! le feu ! on ne s’en aperçut seulement pas à bord, on ne pensait qu’à couler l’anglais. D’ailleurs, pas d’explosion à craindre : il ne restait pas un grain de poudre dans la sainte-barbe. On en use, allez ! en sept heures de combat, quand une volée n’attend pas l’autre !

Intrépide Salamandre ! le feu la rongeait jusqu’à ses œuvres vives, et la mer la soulevait, et elle flambait toujours, ménageant sa dernière volée, comme un prodigue ménage sa dernière pièce d’or, attendant l’occasion d’écraser l’anglais.

Enfin, enfin ! l’ennemi présente la poupe ; la Salamandre rugit, le canon tonne, le fer pleut… Hourra !… coulé… hourra !… coulé… plus d’Anglais.

Hourra ! Une traînée de cadavres qui tournoya dans le remous que fit la frégate en s’engloutissant des débris de gréement et de mâture…

Et puis ce fut tout.

Alors on songea à éteindre l’incendie, et on y parvint.

Oh ! qu’ainsi elle était changée, ma brave et digne Salamandre !

Elle ne dressait plus insolemment ses mâts, elle s’étalait plus avec complaisance un gréement lisse et peigné comme une chevelure de femme ; ce n’était plus sa batterie étincelante, ses peintures de mille couleurs, qui couraient sur sa poupe, se croisaient, se déroulaient en merveilleux arabesques !

Non, ce n’était plus cela.

Toute brûlée, déchiquetée, trouée par la mitraille, rougie par le sang, noircie par la poudre, fumante, coulant bas d’eau, elle regagna le port, la vaillante, avec son lambeau tricolore cloué à sa poupe ! Car des mâts, ah ! oui, des mâts, il n’en restait pas plus que sur un ponton. Et les manœuvres retombaient brisées sur les préceintes sillonnées par mille éclats, mille boulets !

Et pourtant que ce négligé lui allait bien, à la coquette !

Ainsi quelquefois vous voyez au bal une vive et folle jeune fille, aux yeux brillants, à la peau vermeille et veloutée ; une gaze transparente minutieusement arrêtée entoure sa jolie taille ; ses cheveux parfumés sont symétriquement arrondis en boucles luisantes ; sa ceinture et son écharpe sont régulièrement posées ; on compterait les plis de sa collerette ; et puis en elle tout est joie et délire, délire et joie d’enfant qui rit et rit encore, emportée par la valse bondissante.

Cette gaité, cette symétrie de toilette plaisent, je veux bien : pourtant, oh ! je trouverais pourtant moins d’élégance, mais plus de charmes dans cette ceinture froissée, dans cette écharpe tombante, cette chevelure dénouée, oh ! plus de charmes dans une légère pâleur, dans une douce tristesse, dans ce regard devenu languissant et voilé. Oh ! plus de charmes dans tout ce ravissant désordre qui prouve enfin… que la Salamandre était mille fois plus pittoresque, plus poétique, plus enivrante après le combat.

Aussi les vingt hommes qui, seuls, quoique blessés, restèrent en état de la remorquer, la conduisirent avec amour et respect dans la rade de Toulon pour la radouber.

C’était vraiment conscience de réparer un bâtiment dans cet état : depuis la guibre jusqu’au gouvernail, ce n’était qu’une plaie, qu’un trou.

Mais il s’était fait monument ; mais c’était toujours LA SALAMANDRE.

Mais, à moins d’être lâche comme un espion, on devenait brave en mettant le pied sur la Salamandre : car on y respirait je ne sais quel parfum de goudron, quelle bonne odeur de vieille poudre brûlée qui faisait noblement battre le cœur !

Mais ces planches cicatrisées, ces fanons mâchés par les boulets ; ce pont, noir du sang qui l’avait pénétré… Tout cela avait une voix, une forte et puissante voix qui disait une des glorieuses pages de nos guerres maritimes. Mordieu, oui ! ceux qui, ayant passé par ce baptême de feu, restaient de l’ancien équipage, pouvaient, je vous le jure, initier les novices.

Ainsi la restauration trouva la Salamandre rétablie, hautaine, fringante et prête à mordre.

Oh ! elle savait bien, l’insolente, qu’elle avait dans ses flancs cent vingt braves matelots, entre autres dix-neuf restant de l’ancien équipage, et que l’on désignait à bord sous le nom de Flambarts. Ajoutez à cela une centaine de marins de l’ex-garde impériale, et vous aurez une idée des compagnons d’élite qui montaient ce hardi navire.

Il fallait voir ces bonnes figures brunies, tannées, cicatrisées, basanées, des têtes de fer, des épaules d’Hercule et des cœurs d’enfants, intrépides et insouciants, téméraires et bons.

Mais ces diables de marins, quoiqu’ils sussent que Bonaparte n’aimait pas la marine, ils l’avaient vu dans cette désastreuse campagne de Russie, qu’ils avaient aussi faite ! Ils l’avaient vu partager son pain, ses vêtements avec ses soldats, et ils l’avaient aimé ; parce qu’ils trouvaient eu lui ce qui était en eux, courage et bonté.

Or, en 1815, dès qu’ils surent et les affaires de Rochefort, et la noble et belle proposition du brave commandant Collet, et le passage de l’empereur à bord du Bellérophon, ils pleurèrent de rage et devinrent sombres et farouches.

Puis, apprenant les sanglantes réactions du midi, ils murmurèrent. Quelques rixes eurent lieu avec les habitants de Toulon, enfin, pour éviter de nouvelles querelles, on envoya la corvette attendre le moment du départ dans le port de Saint-Tropez.

Pauvre chère corvette, elle quitta la rade non plus comme autrefois, ses canons sortis, ses manœuvres tendues, fougueuse, impatiente, dressant au plus haut mât son glorieux pavillon, comme un gage de défi.

Non, mordieu ! elle sortit triste et comme honteuse, presque sans artillerie, armée en flûte.

Ils me l’avaient châtrée, les misérables ! il ne lui restait plus que son nom, qui faisait encore tressaillir les Anglais ; il ne lui restait que son équipage de flambarts et de marins de l’ex-garde, tristes et mornes comme elle.

Or, ce bâtiment sombre et chagrin, qui s’ennuie tout seul dans le port de Saint-Tropez, c’est elle, c’est la Salamandre, que le soleil éclaire de ses premiers rayons.

CHAPITRE IV.

PIERRE HUET.

Vous êtes un polisson ! – Parlons d’autre chose. Depuis que nous parlons, j’ai une question sur les lèvres.

Diderot.

 

Le profit de l’un est le dommage de l’autre.

Montaigne.

Dès que le soleil parut au dessus de l’horizon, on battit au drapeau et on hissa le pavillon.

Noble et saint usage. – N’y a-t-il pas quelque chose de grand, de poétique, à confondre cette idée de soleil qui se lève, et d’étendard qui monte…, salué par les premiers feux du jour ?

Puis, un coup de sifflet, long, aigu, saccadé, retentit, et les matelots vinrent un à un, pieds nus, munis de brosses, de grès, de sable, et commencèrent à polir, gratter, nettoyer le pont de la corvette, qui bientôt fut blanc et uni comme du marbre.

Un officier enveloppé d’une vaste houppelande bleue, et coiffé d’un bonnet à franges d’or, monta sur le pont et fut s’asseoir près du couronnement.

Arrivé là, il ôta son bonnet, et le soleil éclaira une figure brune vigoureusement arrêtée. Il paraissait avoir quarante ans ; ses traits, sans être beaux, exprimaient un caractère de franchise et de courage qui plaisait tout d’abord ; seulement, les mouvements d’une impatience mal contenue prouvaient qu’il n’était pas dans son état ordinaire.