Tantôt il marchait à pas précipités, tantôt il s’asseyait, et l’on n’entendait que ces mots prononcés à voix basse, Diable d’enfant !… maudit enfant !

Un nouveau personnage parut sur le pont. C’était un petit homme gros, lourd, à cheveux blonds fades, qui portait des lunettes vertes sur un long nez, une casquette et une redingote grise.

– Bonjour à notre cher lieutenant, dit le petit gros homme.

– Ah ! bonjour, commissaire, répondit l’officier fort préoccupé.

Et les gens les moins physionomistes du monde auraient pu lire sur sa noble et impressionnable figure qu’il ne voyait pas le commissaire avec plaisir. L’entretien continua cependant.

– Voilà un beau temps, mon cher lieutenant, un soleil à éblouir.

– En effet, il fait très beau.

Après une pause de quelques minutes, le lieutenant rompit le silence.

– Commissaire, dit-il, je suis le seul officier de la Salamandre qui soit resté de l’ancien état-major (ici il soupira) ; et l’équipage, que je n’ai pas quitté depuis onze ans, me demande chaque jour la solde arriérée qu’on lui doit. Ne pourriez-vous pas écrire à Toulon à ce sujet ?

– Mon cher lieutenant, vos souhaits ont été prévus. J’ai reçu hier les mandats et les fonds, et je compte faire aujourd’hui la paie.

– Allons ! vous êtes un brave, commissaire, et mes matelots apprendront cette nouvelle avec joie. Pauvres gens…, qu’on les paye, au moins… Ils l’ont bien gagné. Et puisqu’on nous chasse…

– Permettez, lieutenant : on ne nous chasse pas, mais cet équipage m’a l’air un peu…

– Un peu quoi ?

– Non…, non... je ne dis pas ça ; mais on pourrait penser que…

– Penser quoi ?

– Non, non, vous ne me comprenez pas… Mais ils paraissent regretter un ordre de choses qui n’est plus, et ils ont tort…

– Brisons là, commissaire. Dites-moi : avez-vous vu mon fils aller à terre ?

Et la figure de l’officier prit une expression de tristesse, car cette question parut lui être péniblement échappée.

– Qui ? M. Paul ?

– Oui, oui, mon fils.

– Non, mon cher lieutenant –, je le croyais à bord. Est-ce qu’il n’y est pas ?

– Non, et son absence m’inquiète, car il est à terre sans ma permission ; je le punirai comme père et comme officier.

– Mais êtes-vous bien sûr, au moins… ?

– Très sûr ! répondit l’officier avec impatience. – Imbécile ! pensa-t-il en lui-même ; comme si l’inquiétude d’un père pouvait laisser exister un doute !

– Mais, reprit le commissaire, voilà M. de Merval qui pourra peut-être vous en dire davantage.

– Il suffit, monsieur ; je n’ai pas besoin de mettre tout le bord dans ma confidence.

Le nouveau venu était un jeune enseigne, blond, joli, frais, élégant ; et quoiqu’il fût encore de très bonne heure, son uniforme était boutonné serré avec un soin minutieux ; ses épaulettes neuves étincelaient au soleil, et un charmant poignard à manche de nacre pendait à un cordon de soie noir à coulants d’or.

Quand il ôta son chapeau ciré pour saluer le lieutenant, on vit une épaisse chevelure blonde peignée, bouclée, qui eût fait honneur à une femme.

– How do you do, dit-il en riant à l’officier.

– Très bien, mon cher Merval ! Mais que diable d’habitude avez-vous toujours de m’aborder en parlant anglais ? Celle langue-là, voyez-vous, jeune homme, ne me va pas !

– Ce cher lieutenant, une vieille rancune de guerre… Bah ! bah ! vous avez tort. Je les ai, Dieu merci, assez vus, et je puis vous assurer qu’ils sont bons diables.

– Et fameux marins, fameux marins ! dit le commissaire, marins à nous en revendre. Ah ! ah !

Le lieutenant lui jeta un coup d’œil méprisant, rougit et ne répondit pas.

– Oui, mon cher commissaire ; mais sous ce rapport-là, vous les valez, c’est-à-dire, nous les valons ! dit l’enseigne. Le lieutenant s’était brusquement écarté après la sotte phrase de commissaire.

– Je n’y tiens plus, il faut que j’envoie à terre. Ah ! mon fils !… mon fils !… s’écria-t-il.

Puis se tournant vers un timonier :

– Appelez maître La Joie !

Cinq minutes après, on vit poindre, s’élever et grandir une longue figure à l’ouverture du petit panneau.

Puis cette figure s’avança à deux pas du lieutenant, ôta son bonnet de laine, prit son long sifflet d’argent, l’approcha de ses lèvres prêtes s’y coller, et attendit.

C’était maître La Joie, un ancien de la Salamandre, un flambart ; oh ! un pur flambart !

Il est impossible de se figurer quelque chose de plus triste, de plus morose, de plus rechigné, de plus laid que cette figure, jaune, osseuse, flétrie, chauve, maigre et anguleuse.

– Avance ici ! dit le lieutenant.

La grande figure avança d’un pas.

– Plus près, donc !

Il avança à toucher le lieutenant, qui lui parla un instant à l’oreille.

La Joie fit un signe de tête expressif, remit son bonnet, ne dit pas un mot, mais fit résonner un bruit aigu et modulé, qui dans la langue nautique signifie :

– En barque les canotiers du canot major. –

Cinq minutes après, ni plus ni moins, les douze hommes qui composaient l’équipage de cette embarcation étaient debout, les avirons levés, à bâbord de la corvette.

Maitre La Joie y descendit, s’assit à bâbord du canot, après avoir respectueusement relevé les housses de drap bleu fleurdelisées qui le couvraient, et siffla un coup. Les avirons tombèrent à la fois, fendirent les lames ; on n’entendit qu’un bruit… et pas une goutte d’eau ne jaillit.

Il siffla encore, et les avirons entamèrent les vagues d’un seul mouvement avec une cadence, une harmonie telles, qu’on eût cru ces douze rames mises en mouvement par une même machine.

Puis, La Joie, qui était à la barre, mit le cap sur le débarcadère du port, et disparut bientôt derrière le môle.

LIVRE II.

CHAPITRE V.

L’ÉTAT-MAJOR.

On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte, et l’on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère.

Diderot.

 

Nos actions sont comme les bouts rimés, que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît.

 

On ne devrait s’étonner que de pouvoir encore s’étonner.

 

Larochefoucauld, Maximes.

Le maître d’hôtel ayant annoncé que le déjeuner était servi, le commissaire, le lieutenant et l’enseigne descendirent dans le carré, où ils trouvèrent déjà attablé le docteur du bord, homme d’une cinquantaine d’années, coloré, vigoureux, à cheveux gris, épais et crépus.

– Que le diable te berce, Pierre ! dit le docteur au lieutenant ; voilà une heure que le déjeuner attend : ce sera froid, et notre cuisinier provençal dira qu’il n’y peut rien.

– Nous voici, bon docteur, nous voici.

– Calme-toi, dit le lieutenant en prenant la place d’honneur au haut bout de la table.

Pendant quelques instants, on n’entendit que le bruit des fourchettes et des assiettes. Le docteur l’interrompit.

– Dis donc, Pierre : sait-on enfin quand arrive nôtre nouveau commandant ? Oh ! c’est qu’il faut un rude compagnon pour conduire cette barque-là ! l’équipage est solide, mais tapageur en diable. Ça aime la terre, c’est passé au feu et à l’eau, des démons incarnés, mais bons, mais braves, et qu’il faut conduire comme tu les conduis, Pierre, avec une barre de fer ! Pourtant, que je sois pendu si j’y conçois quelque chose ! car ils se feraient hacher tous pour toi jusqu’au dernier. Enfin, j’espère qu’on aura choisi pour les commander quelqu’un de ces vieux marins froids, durs et inflexibles, d’une volonté inébranlable dans le service, mais humain et commode dans les autres relations… Et sais-tu quel est le commandant, dis, Pierre ? Sais-tu d’où il sort, comment il se nomme ?

– On m’a dit son nom, répondit le lieutenant avec indifférence : C’est le baron… ou le marquis… ou le comte de Longetour… Marquis, je crois. Et en vérité je m’y perds avec leurs damnés titres, car c’est aussi bête que si l’on disait : le chevalier mât d’hune ou la comtesse la grand’voile… Mais pardon, pardon, Merval ! dit le lieutenant en tendant sa main au jeune enseigne avec cordialité ; j’oubliais que vous étiez… comte, je crois…

L’expression pénible qui avait un instant rembruni la figure de l’enseigne disparut, et il serra la main que Pierre lui offrait.

– Je suis enseigne de vaisseau à bord de la Salamandre, et fier d’être sous les ordres d’un brave tel que vous, lieutenant.

– Monsieur est comte en effet, reprit le commissaire ; je l’ai sur mon rôle du bord. Egbert-Dieudonné-Vincent-Beaunair, comte, pardieu ! comte de Merval... comte y est bien.

– C’est bon, c’est bon, commissaire, dit l’enseigne en rougissant ; je sais mon nom.

– Oui, monsieur ; mais vous êtes comte, c’est un beau titre. Je voudrais bien être comte, moi ! Et vous, docteur ?

– Taisez-vous donc, commissaire, dit le docteur ; vous êtes bête comme une oie.

– Hein… comment ? dit le gros petit homme qui devint rouge comme une pomme d’api.

– Je dis bête comme une oie, reprit imperturbablement le docteur en le regardant entre les deux yeux.

– Allons, allons, ne vous fâchez pas, dit le lieutenant en souriant. Vous savez, commissaire, que le docteur a son franc parler ; il y a vingt-trois ans que je le connais ainsi, et vous ne le changerez pas.

– Non, pardieu pas ! dit le docteur. Tel que vous me voyez, jeune homme, j’ai dit à l’amiral *** qu’il s’était conduit comme un polisson devant l’ennemi ; qu’il avait fait hacher un tas de braves gens par sa lâcheté ! Et je ne le sais malheureusement que trop bien, puisque, blessé moi-même, je les ai pansés, soignés, amputés comme mes propres enfants. Ainsi vous voyez bien, commissaire, que je puis vous dire que vous êtes bête comme une oie, puisque j’ai dit à un amiral qu’il était un polisson.

– Allons, assez, docteur, dit Pierre prenant pitié du commissaire qui paraissait assis sur des charbons ardents.

– Mais dites donc, commissaire, reprit le docteur : je ne vous en veux pas pour ça, au moins. Touchez là. Vous vous y ferez. Une campagne ensemble, et vous verrez que le vieux Garnier est un bon matelot ; mais il faut qu’il lâche tout ce qui lui barbouille le cœur ; ce que je vous ai dit, voyez-vous, il fallait que ça fût dit.

– Et ce nouveau commandant a-t-il de beaux combats ? demanda le jeune enseigne.

– Ma foi ! dit Pierre, je ne les connais pas.