De Lamartine, Harmonies.

Pierre était de quart lorsque Szaffye monta sur le pont.

Le bon lieutenant s’avança vers lui, et après avoir échangé quelques mots, prétexta un ordre à donner pour quitter Szaffye, car il avait été frappé de l’expression qui assombrissait le pâle visage du passager.

Le désir de la solitude était clairement écrit sur ce front soucieux, dans ce sourire amer qui arquait cette lèvre inférieure, rouge et mince.

Aussi, à peine le lieutenant fut-il éloigné que Szaffye monta sur le couronnement, et fut de là dans l’embarcation, où il s’assit.

Puis, cachant sa tête dans ses mains, il parut absorbé dans une profonde méditation.

Szaffye était alors plongé dans un de ces moments si rares de recueillement et de franchise intime où forcément on reste face à face avec soi en présence des faits et des souvenirs.

Et, par une soudaine puissance intuitive, il put embrasser d’un coup-d’œil sa vie présente et passée.

D’une naissance distinguée, orphelin, il avait été mis fort jeune en possession d’une grande fortune. À son entrée dans le monde, il y fut accueilli avec une faveur incroyable. Sa figure, d’une rare beauté, sa richesse, un esprit d’une singulière étendue, lui valurent des succès inouïs pour son âge.

Aussi usa-t-il vite cette fraîcheur d’émotions, cette exaltation pure et chaste, ces croyances sublimes que Dieu met dans le cœur de chaque homme, admirables sensations que les uns ménagent jusqu’à la vieillesse, et que d’autres dissipent en un jour.

Et Szaffye, lui, les ayant dissipées, sentit son âme vide et sèche qu’il n’avait pas encore vingt ans.

Ces succès de femmes qu’il avait trouvés si faciles, il les méprisa ; il en chercha d’autres dans l’ambition, et, par une fatalité singulière que les mœurs de l’époque font peut-être comprendre, tout lui réussit encore dans cette nouvelle voie.

Alors il commença de regarder les hommes et les femmes en grande pitié.

Car, par un singulier caprice de notre organisation, ce sont toujours les hommes qui ont le plus à se louer du monde qui exècrent le plus ce monde.

On le conçoit : l’homme, supérieur surtout, a de ces moments de tristesse amère, de découragement profond dont le caractère principal est un sentiment prononcé de mépris pour lui-même.

Et quand il vient à penser que lui, lui si dégradé à ses propres yeux, est adulé, recherché, prôné par le monde, en vérité il doit le dédaigner ou le haïr beaucoup ce monde !

Or, Szaffye, blasé sur tout, parce que tout lui avait réussi, tomba dans une mélancolie incurable. Ses pensées devinrent sombres et poignantes ; et, pendant deux années, il monta ou descendit tous les degrés qui mènent au suicide.

Arrivé là, il réfléchit une dernière fois, fouilla encore son cœur, mais il le trouva mort, mort et insensible à tout.

Une dernière fois il remonta des effets aux causes, et rencontra, dans le bonheur qui l’avait poursuivi, la source des maux imaginaires ou réels qui le torturaient sans relâche.

Alors, par un sentiment que l’on taxera si l’on veut de monomanie, il se prit à exécrer, à maudire ce monde qui, en le faisant si heureux, l’avait rendu si misérable.

Et son cœur, qui ne vibrait plus aux mots d’amour, de vertu ou d’ambition, eut un écho prolongé pour ce mot – haine –.

Et Szaffye bondit de joie ; il avait découvert une nouvelle corde dans son âme, une mine féconde en émotions.

– Après tout, dit-il, que ce soit par l’excès de bonheur ou de chagrin, le monde m’a rendu misérable ; il a usé toutes mes sensations ; j’en retrouve une, cuisante, aiguë, implacable : le monde en supportera la réaction.

Et désormais il n’agit plus que sous l’obsession de cette idée : – faire tout le mal possible à l’humanité, – non ce mal physique que les lois poursuivent et condamnent, mais ce mal, cet assassinat moral qu’elles tolèrent, que la société encourage même quelquefois.

Meurtrier spiritualiste, Szaffye voulait tuer l’âme et non le corps.

– On ne croit plus même à Satan, se dit-il ; j’y ferai bien croire, moi ! et par les seuls moyens donnés à l’intelligence et à la nature de l’homme.

Et ce nouvel avenir qu’il se créait, excita puissamment l’imagination ardente et désordonnée de Szaffye. Il sentit qu’il avait plus que jamais besoin de tous ses avantages. Aussi reparut-il dans le monde plus beau, plus séduisant, plus complet qu’autrefois ; car cette idée fixe et dominante avait donné à ses traits une expression bizarre qui le distinguait encore davantage des autres hommes.

Quant à lui, son rôle était facile : sa haine de l’humanité, le mettant sans cesse en garde contre les faussetés humaines, lui assurait l’avantage de n’être jamais surpris par elles.

Ainsi, la bassesse la plus sordide, l’ingratitude la plus flagrante, le caprice le plus révoltant, le trouvaient toujours insensible et prévenu : jugeant le monde d’après lui, il voyait les hommes et les femmes sous des couleurs si sombres, il leur prêtait des vues et des arrière-pensées tellement misérables, que la réalité était toujours au-dessous de ses soupçons.

Mais par une fatalité singulière, avec ce cœur flétri et désabusé, Szaffye avait conservé la tête d’un jeune homme, l’imagination d’un poète.

Une de ces imaginations colorées et puissantes qui jettent sur tout un brillant manteau de poésie ; qui, joint à une profonde dissimulation, lui donnait les moyens de jouer toutes les convictions, toutes les émotions pour arriver à son but. Et si jeune, si beau, si riche, dans une sphère sociale élevée, n’avait-il pas tous les moyens d’y parvenir ?

Et songer pourtant que cette jeune et charmante enveloppe, quelquefois si marquée de cette douce et triste mélancolie qui semble révéler une âme tendre et naïve ; songer que tout cela mentait ! – que cette jeunesse mentait ; – que ces dehors séduisants, si pleins de vie et de sève, que cette parole chaleureuse et animée, que ces élans de naïve admiration pour la vertu ou de mépris pour le crime ; – songer que tout cela mentait ! – songer que c’est du fond de son âme vide et ténébreuse, de son âme haineuse, incrédule et glacée, que Szaffye dirigeait l’effet de ces mensonges si élégamment, si brillamment masqués !

Ainsi il ne croyait pas à l’amitié, non ! – et l’amitié le trouvait toujours facile, ouvert et bienveillant ; car de son puissant coup d’œil il découvrait vite dans chacun le vice ou la qualité qu’il cherchait à flatter ou à éteindre.

Aussi toutes les séductions irrésistibles de son esprit, de sa fortune, de sa position, étaient tendues vers le côté faible du caractère de chacun, tel minime qu’il fût, persuadé que, pour qui sait jouer des hommes, tout humain a sa corde apparente ou cachée à faire douloureusement vibrer.

Ainsi il ne croyait pas à l’amour, qu’il avait réduit à n’être pour lui qu’un fait, défiant ainsi ses déceptions.

Et pourtant le langage le plus pur et le plus brûlant, les séductions les plus ingénieuses, les soins les plus délicats, le dévouement le plus inouï, il employait tout pour arriver à son but.

Il ne croyait plus à l’amour : et pourtant ses yeux humides se baignaient encore de larmes, son cœur bondissait, ses lèvres tremblaient ; et c’était le son de sa voix mélodieuse et douce : c’étaient des mots de passion, haletants, frénétiques, ivres : des caresses âcres et corrosives, des baisers qui répondaient au cœur comme une étincelle électrique.

Et puis, quand enfin une pauvre femme ainsi enivrée, fascinée, amoureuse, éperdue, oubliant tout pour lui, torturée par le remords, disait en pleurant d’affreuses larmes :

– Au moins, mon Dieu ! je suis aimée !

Encore tout chaud de ses baisers, Szaffye répondait à cela par quelque froid et cruel sarcasme qui dévoilait son âme tout entière. Ainsi il l’avouait : sa passion feinte, c’était un moyen ; la possession, encore un moyen d’atroce réaction sur une femme confiante et passionnée. Pas d’amour, plus même de désirs ; seulement sa victime était dans sa dépendance absolue, comme un homme dont on sait le secret et que l’on met vingt fois par jour face à face avec l’échafaud.

Et le misérable jouissait des sanglots déchirants qui s’échappaient alors, avivait cette plaie morale qu’il faisait saigner, et aimait à voir ce cœur tout pantelant se tordre et éclater en cris de douleur, de remords et d’amour.

Puis, quand il était las de l’irritation nerveuse que ce spectacle affreux lui causait, il retombait dans son néant, comme ces corps inanimés que le galvanisme ne fait plus mouvoir.

Et malheur ! les avantages physiques et intellectuels dont il était si admirablement doué ne lui donnaient que trop les moyens d’essayer son atroce système de désenchantement sur des êtres faibles, confiants et inoffensifs, qu’il amenait à lui par cette puissance d’attraction dont quelques hommes sont doués.

Telle est l’analyse imparfaite de ce caractère, qui quelquefois, par une juste punition de Dieu, tombait dans de lugubres et poignantes réflexions.

En effet, à ce moment, Szaffye, en contemplant l’abîme sans fond qu’il avait creusé lui-même dans son cœur, était saisi comme d’un vertige.

Car il voyait son âme nue, froide et desséchée, son âme qu’il avait cruellement dépouillée de ses pures et primitives croyances d’enfant, de ses fraîches et naïves illusions du jeune âge, de ces illusions que Dieu nous donne, comme un prisme aux mille nuances, pour colorer de ses magiques reflets ce qu’il y a de désespérant dans la réalité.

Car, dans ce ténébreux voyage de sa pensée, Szaffye voyait son âme vide et sombre, sans un souvenir sur lequel il pût se reposer ; sans une idée consolante à laquelle il pût s’arrêter comme à une fraîche oasis au milieu de cet immense et aride désert.

Il ne trouvait rien dans son âme, rien que le néant et le désespoir ; car, ayant brisé tous les liens qui pouvaient l’attacher à l’humanité, il se voyait à jamais seul au monde, seul avec sa haine.

Et Szaffye leva la tête ; son visage était plus pâle que de coutume, et il y avait sur son front une effrayante expression de douleur incurable et profonde.

– Oh ! dit-il, vivre ainsi, est-ce vivre ? J’ai vécu d’amour !… Maintenant je vis de haine. Mais cette vie usée comme l’autre, une fois cette dernière sensation éteinte, car la haine s’use… – Eh bien ! après ? se demanda-t-il.

– Eh bien ! après le suicide ! je ne l’aurai reculé que pour y revenir !

– Et après ?

– Oh ! après… après… le néant. – Le néant ! horrible pensée !... ne plus être ! Et si pourtant ma vie, morne et glacée, m’était trop à charge ! ah ! ah ! atroce folie ! se jeter dans le néant pour échapper au néant ! – Oh ! si je pouvais croire à l’enfer !

Et il cacha sa tête dans ses mains. Puis relevant sa tête avec violence, dressant le front contre le ciel :

– Eh bien ! l’enfer, ce serait une sensation peut-être ! dit-il avec un affreux sourire. – Puis-je d’ailleurs maintenant aimer les autres quand je m’exècre moi-même ! Non, non ! dit-il les dents serrées. Que ma destinée de mal s’achève donc d’abord ! Et après… Eh bien, après, l’enfer, s’il y en a… Mais non, il n’y en a pas ! reprit-il avec une expression de désespoir et de regret singulier.

Et ce caractère inflexible et dur comme le fer, s’élançant d’un bond au-dessus des pensées accablantes qui l’avaient abattu un instant, ne retira de cette méditation qu’un sentiment plus amer contre l’humanité.

Il descendit sur le pont.

L’enseigne Merval, qui avait pris le quart, s’approcha de lui.

– Eh bien ! monsieur, lui dit le frivole et insouciant jeune homme : seriez-vous poète ? Cette belle nuit doit vous inspirer. Confiez-moi donc le sujet sur lequel vous venez de méditer.

– Sur la charité évangélique, monsieur, répondit Szaffye avec un sourire qui glaça l’enseigne.

CHAPITRE XXIX.

BRANLE-BAS DE COMBAT.

Oh là ! Etrik ! je me défie du compère.

Burke.

Le lendemain matin, au lever du soleil, l’état-major de la corvette était déjà rassemblé sur le pont.

Pierre braquait sa longue vue sur un point assez éloigné.

Auprès de Pierre, le commandant, l’œil fixe, le col tendu, l’air inquiet, paraissait attendre avec anxiété le résultat des observations de son lieutenant.

– J’en étais sûr ! dit Pierre en fermant la lunette d’un coup de paume de main. Puis il se retourna vers le marquis. – Ah ça ! commandant, lui dit-il, je dois vous prévenir d’une chose : c’est que depuis quelque temps les pirates algériens font la course, et qu’il serait possible… – Eh bien ! eh bien ! qu’avez-vous donc ? Comme vous pâlissez !

– Non, mon ami. C’est nerveux, je sais ce que c’est.

– Très bien ! Je vous disais donc qu’il serait possible que nous eussions à donner la chasse à quelque forban. Ainsi je vais faire, en tous cas, battre le rappel, ouvrir la soute aux poudres, et veiller à ce qu’on fasse le branle-bas de combat.

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! le combat, nous sommes perdus ! dit le pauvre marquis à voix basse, les yeux effroyablement ouverts et frappant dans ses mains ; allons-nous-en, allons-nous-en !

– Oui, commandant, dit Pierre à voix haute ayant l’air de répondre à son supérieur ; et s’avançant vers Merval :

– Faites gréer les bonnettes, monsieur ! L’intention du commandant est que nous sachions au plus tôt à quoi nous en tenir sur ces voiles.

– Oui, lieutenant, dit l’enseigne.

Et il ordonna la manœuvre, qui fut exécutée à l’instant.

– Mais, dit le marquis pâle comme la mort en prenant le lieutenant par le bras, êtes-vous bien sûr qu’il n’y a rien à craindre, au nom du ciel ?

– Oui, commandant, reprit de nouveau Pierre de sa voix forte et tonnante. – Monsieur de Merval, ajouta-t-il, le commandant trouve que nous ne portons pas assez de toile, et que nous allons trop doucement. Faites, je vous prie, hisser les contre-cacatoès.

La manœuvre suivit le commandement, et la corvette fila avec une étonnante vitesse.

Et Bouquin dit tout bas à La Joie, qui remettait son grand sifflet dans sa poche :

– As-tu vu ce vieux serpent-là, avec son bonnet de poil ? En fait-il de la toile, en fait-il ! Le lieutenant aime bien la voile, mais c’est un mousse auprès du vieux. Eh ! mais… vois donc, matelot, vois donc : les boute-hors des basses vergues à toucher l’eau. Voilà un loup de mer ! Qui est-ce qui se douterait de ça ?

En effet la corvette s’inclinait et volait, rapide comme une flèche.

– Mais, Dieu du ciel, nous allons verser ! disait l’ex-débitant de l’air le plus piteux et le plus effrayé.

– Un mot de plus, commandant, et je fais mettre les royales.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, par les royales ! reprit le pauvre marquis ; mais je comprends. Allons ! je me tais, je me tais. Mais est-ce que réellement vous allez faire ouvrir la chose aux poudres ?

– C’est l’affaire d’un moment. Avez-vous quelque chose… dans la soute ?

– Hein ?

– Avez-vous des effets, des coffres sur l’endroit qui sert d’entrée à la sainte-barbe ?

– Est-ce près de chez moi ?

– Pardieu ! le panneau est sous votre lit.

– Le panneau… de l’endroit aux poudres… ou… le panneau ! Comment ! je couche sur les poudres ?

– Vous couchez sur la sainte-barbe : après ? N’est-ce pas la place d’honneur, monsieur ? Un capitaine de vaisseau n’est-il pas là convenablement placé pour faire sauter son navire, si la chance tourne ?

– Sauter ! Qui parle de ça, sauter ? Ah ! mon Dieu ! nous sommes perdus !

– Tenez, commandant ! reprit Pierre à voix basse en conduisant le marquis dans sa chambre pour n’être entendu de personne, tenez, monsieur ! maintenant, voyez-vous, j’ai une peur, moi !

– Laquelle, lieutenant ?

– C’est que vous ne soyez lâche.

– Monsieur !

– Mais soyez tranquille ! Tant que Pierre sera lieutenant de la Salamandre, tant qu’il pourra toucher la gâchette d’un pistolet, je vous réponds, moi, que vos épaulettes resteront pures… et malgré vous, encore !

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que, si je vous voyais sur le point de faire une lâcheté… Vous comprenez bien : une lâcheté ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! je vous tuerais !

– Mon Dieu ! mon Dieu !

– Oui, je vous tuerais ! Je serais fusillé, mais votre uniforme serait sans tache.

– Mais au nom du ciel !

– Au nom du ciel, pensez bien à tout ceci ! J’ai les yeux sur vous, et je vous donne ma parole d’honneur, ma parole de marin, que je le ferai comme je vous le dis. Et Pierre n’a jamais manqué à un serment ! Ainsi écoutez-moi. Nous allons atteindre cette voile là-bas ; ce n’est peut-être rien, c’est peut-être beaucoup. Je vais, d’après vos ordres, ordonner le branle-bas de combat ; dans une demi-heure, nous serons à portée du canon, et il est possible que ça chauffe ! Vous sentez-vous le courage de répéter les commandements que je vous soufflerai ?

– Quand ?

– Quand le combat sera engagé, s’il y a combat.

– Mais, dans le combat, je ne puis donc pas rester ici, tranquille ?

– Ah ! bien ! – Puisqu’il en est ainsi, monsieur, qu’il y ait combat ou non, dès que nous serons à portée de canon, je vous ferai prévenir.