Seulement elle eût voulu un aveu, la jeune fille ; car elle surprenait souvent sa tante et le père de Paul échanger des regards singuliers. Elle eût voulu un aveu ; car, pour sa virginale ignorance, tout l’amour était là, dans le mot – je t’aime. – Jusque là c’était peut-être de l’amitié ; jusque là elle pouvait douter. Et puis ce mot – je t’aime – devait causer un tressaillement si vif, une émotion si profonde… Aussi la pauvre enfant ne soupirait qu’après l’aveu de Paul. Quant au passager que l’on conduisait à Smyrne, M. de Szaffye, il avait fait une singulière impression à bord.

Jusqu’alors cette petite colonie s’était entendue à merveille ; chacun, comme on dit vulgairement, chacun avait fait son nid. On jouissait des qualités ; on excusait les défauts ; et ces mutuelles concessions rendaient la vie passable. Mais surtout ce qui caractérisait les rapports de cette société en miniature, c’était une confiance entière, un abandon sans bornes.

Du jour où Szaffye fut à bord, cet état de choses changea.

Non qu’il fût importun et tracassier ; il était au contraire impossible de rencontrer un homme plus poli, de manières plus nobles et plus distinguées, rempli de tact et de goût, prévenant, sans morgue, oubliant sa haute position, et par cela même en assurant l’influence.

Mais il y avait dans lui quelque chose d’inexplicable, de bizarre.

Il avait au plus trente ans. Sa figure était régulièrement belle, pâle et grave. Ses grands yeux avaient quelquefois une ravissante expression de grâce et de douceur, mais le plus souvent disaient un sentiment de tristesse amère et hautaine. Sa taille était élevée, svelte, admirablement bien prise ; et le soin minutieux qu’il mettait à une toilette d’une simplicité élégante en eut fait au physique un homme accompli, si ces misérables avantages extérieurs n’avaient pas été effacés chez lui par l’éclat et la bizarrerie de sa conversation, qui absorbait tellement qu’on ne pensait plus qu’à l’entendre.

Mais ces moments étaient bien rares. Quelquefois pourtant sa figure s’animait ; ses joues se coloraient, et alors les idées les plus ingénieuses, les plus complètes, les plus neuves, jaillissaient en foule. C’étaient des oppositions tranchées, heurtées : des larmes et des rires ; la naïveté d’un enfant et la triste moquerie d’un vieillard ; quelquefois d’effrayants paradoxes, d’effrayantes vérités sur l’homme, sur la femme ; des railleries sanglantes sur le genre humain. Et alors, comme si l’auditoire lui eut manqué, il se taisait, retombait dans son silence, sa taciturnité habituelle, se levait et allait s’asseoir à sa place favorite, dans un canot amarré en dehors du couronnement de la corvette, où il passait des heures entières à méditer.

Cette bizarrerie était peut-être chez cet homme singulier la conscience de sa supériorité ; car rien ne lui paraissait étranger. Il avait parlé marine à Pierre, physiologie au vieux Garnier, peinture à madame de Blène, musique à Alice, mais toujours avec un ton si froid, quoique d’une exquise politesse, avec une indifférence si marquée pour la personne avec laquelle il s’entretenait, qu’on éprouvait une sorte de répulsion d’autant plus pénible que la première impression que Szaffye faisait éprouver tendait à vous rapprocher de lui.

Toujours est-il que sa présence comprimait la gaîté et l’abandon. Une fois qu’il était sorti, les poitrines se dilataient, le sourire reparaissait sur les lèvres.

Or, cinq jours après le départ de France, il était assez tard ; on avait servi le café dans la galerie du commandant, qui avait convié une partie de son état-major ; et justement Szaffye venait de quitter l’appartement pour monter sur le pont.

Jamais sa raillerie n’avait été plus mordante, plus cruelle. Jamais il ne s’était d’abord élevé à une telle hauteur de sarcasme foudroyant, puis descendu à une philosophie plus douce et plus consolante ; de façon que, sa pensée se neutralisant par ces deux systèmes, il avait laissé la société dans un état de doute et de stupeur inconcevable.

– Diable d’homme ! où va-t-il chercher tout ça ? dit le bon marquis en frappant sur ses cuisses.

– Je n’y comprends pas un mot, à cet être-là, reprit le docteur. Il vous attriste ou vous console ; on l’aime et on le hait ; tout cela en moins d’un quart d’heure. Je voudrais bien le voir malade, car c’est au lit qu’on juge les hommes à fond. Oh ! s’il pouvait tomber malade !

– Et puis, dit Alice, il y a un tel dédain, une telle assurance dans ses expressions, qu’il parait vouloir imposer à tous ses convictions, qu’elles soient fausses ou raisonnables. Quant à moi, je suis loin de les partager toutes. Il y en a surtout qui montrent une âme bien ulcérée… ou bien affreuse. – Ne trouvez-vous pas, monsieur Paul ?

– Mais oui, mademoiselle. Comme vous, je trouve que quelquefois il montre les hommes bien en laid. Et je le plains ; car il ne sait pas voir tout ce qu’il y a de beau, de noble et de grand en eux. Les crimes et les vices, ce n’est que l’ombre du tableau. Mais, tenez, s’il connaissait mon père seulement, il ne douterait plus de l’humanité, dit l’enfant, qui fut payé de sa croyance filiale par un sourire d’Alice.

– Le fait est, ajouta madame de Blène, qu’il a dans le regard quelque chose de saisissant dont on ne se rend pas compte.

– Pour moi, reprit Alice, je le répète : je suis sûre que c’est un homme bien méchant ou bien malheureux.

Et elle resta pensive et rêveuse.

– Peut-être tous les deux, dit le vieux docteur ; et c’est ce que je saurai si le bon Dieu m’entend et lui envoie une bonne gastrite.

– Ce n’est, ma foi ! pas ce qu’il mange qui le rendra malade, toujours ! dit le marquis. Excepté une espèce de pilaw à la turque que lui fait son cuisinier, il ne mange rien ; et il ne boit que ce diable de breuvage que son valet de chambre lui apprête : du thé froid mêlé avec un peu de vin de Champagne.

– Quel ragoût !… dit le docteur. C’est peut-être, voyez-vous, qu’autrefois il a trop vécu, commandant.

– Que voulez-vous ? ajouta philosophiquement le marquis ; on ne peut pas être et avoir été…

– Et pourtant, commandant, nous allons faire une partie d’échecs, et nous en avons fait une hier. Répondez à cela.

– Ma foi ! docteur, je répondrai : jouons… Et ils s’installèrent au damier, tandis que madame de Blène prit sa tapisserie.

Paul était sorti pour prendre son quart. Alice s’appuya sur la fenêtre pour contempler le soleil qui se couchait pur et flamboyant à l’horizon.

Szaffye aussi contemplait le soleil couchant.

CHAPITRE XXVIII.

SZAFFYE.

Alors je suis tenté de prendre l’existence

Pour un sarcasme amer d’une aveugle puissance,

De lui parler sa langue, et, semblable au mourant

Qui trompe l’agonie et rit en expirant,

D’animer ma raison dans un dernier délire,

Et de finir aussi par un éclat de rire.

A.