Pour un renégat, il a l’air d’un assez bon homme !
– Oui, oui ; mais je n’aime pas l’apostasie : ce n’est qu’un calcul, et c’est bas.
– Je suis de votre avis. Mais le voilà qui demande s’il peut partir, dit Merval en montrant à son supérieur un signal du brick.
– Faites-lui signe que oui, dit Pierre.
Et une flamme bleue et jaune fut hissée à la corne de la Salamandre.
À peine ce signal eut-il été aperçu par le brick qu’il démasqua son grand hunier, et commença à voguer doucement, profitant de la brise qui était assez fraîche.
Puis, quand il fut hors de portée du canon de la corvette, il laissa tomber d’un coup toutes ses voiles, déferla tout, depuis ses royales jusqu’aux basses voiles avec une prestesse, une précision admirables, orienta grand largue une des amures les plus favorables à la vitesse, et se prit à fuir avec une vélocité prodigieuse.
– Voilà un brick du commerce qui navigue et manœuvre mieux que bien des bâtiments de guerre, dit le lieutenant en secouant la tête.
– Prenons-nous la chasse ? demanda Merval.
– Du tout, il est en règle. Et d’ailleurs, quelque bonne marcheuse que soit la Salamandre, ce brick-là lui rendrait les huniers. Il n’y faut plus songer maintenant.
– Pourquoi diable aussi se sauve-t-il si vite ? dit Merval.
– Ma foi, je n’en sais rien ! répondit le lieutenant en descendant chez le marquis lui rendre compte de l’événement.
Et le digne homme, tout content d’avoir échappé au danger qu’il redoutait, demanda à Pierre s’il ne pouvait pas doubler la ration des matelots.
– C’est justement demain dimanche, dit Pierre ; très bien, commandant ; ça égaiera leur bal, car ils m’ont demandé la permission de danser, et je la leur ai accordée en votre nom.
– Et vous avez bien fait, dit l’ex-débitant. La nouvelle des intentions généreuses du commandant ayant vite circulé, chacun fut penser gaîment au bal du lendemain.
LIVRE VI.
CHAPITRE XXXI.
PARADOXES.
Silence ! enfant des passions ; silence ! Si ton cœur murmure, que ta langue n’outrage pas ton Dieu !
Byron. Le Ciel et la Terre.
Il y avait quelque chose de tristement bouffon dans le désappointement de l’équipage de la Salamandre et de son état-major, qui s’attendait à un combat sanglant.
C’était comme un drame sans dénouement, un amour brisé avant sa dernière phase, une ambition qui avorte ; c’était enfin une de ces déceptions si communes qui viennent brutalement railler les prévisions les plus sagement assises.
Et de fait, ces préparatifs de guerre, ces émotions instinctives de crainte, que les plus braves partagent toujours quand va se résoudre une question de vie ou de mort : ces témoignages de grave et profonde tendresse qu’on ne se donne qu’en ces moments solennels, tout cela aboutissant à un bas-Normand renégat qui faisait paisiblement son commerce de blé ; tant d’exaltations bouillantes obligées de se refroidir tout-à-coup ! il y avait là, je le répète, quelque chose de triste pour des hommes qui, ayant fait d’avance le sacrifice de leur vie, ayant surmonté ce qui coûte le plus, le premier moment, n’avaient plus qu’à espérer des chances favorables d’un combat, si rare en temps de paix.
Aussi, tous les fronts étaient-ils sombres et plissés.
Paul surtout ne cachait pas son chagrin ; perdre une si belle occasion de se distinguer, et aux yeux d’Alice encore ! Le pauvre enfant exhalait ses plaintes avec une amertume qui frappa Szaffye.
Szaffye avait déjà remarqué le caractère de Paul. Cette nature primitive, franche et passionnée, contrastait tellement avec les organisations bâtardes et flétries qu’il avait rencontrées jusqu’alors, que l’envie lui vint de creuser ce cœur si neuf et si candide.
Oui, Szaffye, poussé par une infernale méchanceté, voulut dessécher – d’autres diraient éclairer – cette jeune âme, parce que la sienne était desséchée ; arracher ce pauvre enfant à ses illusions si poétiques, à travers lesquelles il ne voyait dans le monde que des sentiments purs, des affections douces, parce que lui, Szaffye, n’y voyait plus que haine, vices et crimes.
Car, ainsi qu’on l’a dit ailleurs, il s’attachait à tuer l’âme et non le corps. Il appelait cela faire voir vrai !
Et tel est le néant de la justice des hommes, qu’ils punissent de mort pour avoir fait au corps une blessure qui se guérit ou qui tue à l’instant ; mais qu’ils laissent impunément torturer, déchirer une âme, y filtrer goutte à goutte un poison violent qui la brûle à petit feu, qui la change en une plaie incurable qui saigne jusqu’au tombeau.
Assassinez le physique, on vous tue ! Assassinez le moral, on vous laisse calme, on vous loue même quelquefois. Et ceci est infâme ! infâme !… Car au moins, pour un coup de poignard, deux heures d’agonie, et tout est dit.
Mais arracher d’un cœur naïf et convaincu sa naïveté et sa conviction, mais c’est un coup de poignard qui dure toute la vie !
Mais dire à cet homme qui s’agenouille et s’écrie :
– Mon Dieu, je traîne une vie amère et atroce, ma mère est morte, mes enfants sont morts, ma femme est morte ; mais je souffre tout, parce que tu es juste ; parce qu’un jour, si j’ai souffert sans me plaindre les épreuves que tu me fais subir, je reverrai là-haut et ma mère, et ma femme, et mes enfants... Aussi, je ne désire pas la mort, mais si tu me l’envoies, je la bénirai !…
Mais lui répondre à ce malheureux :
– Dieu, s’il existe, ne t’entend pas ; il s’occupe de la création, et non de la créature. Ta famille est morte ? Néant après toi ! néant ! Cabanis et Bichat l’ont prouvé. Toujours et partout néant ! Comprends-tu bien ? Ainsi, au lieu d’espérer, oublie. La mort est la fin de tout. Si tu souffres trop, tu as la Seine ! Ne te plains donc pas, sybarite !
Eh bien ! celui qui aura tué froidement cette âme si pleine de vie et d’espérance ; celui qui poussera mathématiquement cet homme au suicide, irréfragable conséquence de la mort morale et de l’extinction de toute croyance, déduction positive qui s’applique à l’homme ou au corps social tout entier…
Eh bien ! celui-là sera-t-il moins coupable que l’homme ardent et jaloux qui tue sa maîtresse ou son ennemi ?
Et c’est sous le poids de ce désenchantement atroce que Szaffye voulait étouffer l’âme de Paul.
Ce combat si impatiemment attendu et qui trahit tant d’espérances, fut son point de départ ; sa raillerie cruelle et puissante trouva dans cet incident une image fidèle des déceptions qui torturent notre existence. Et Paul lui parla de la gloire.
Alors Szaffye lui peignit la position de son père, de Pierre Huet, brave, loyal, couvert de blessures, vieux de victoires et de services, voyant d’un seul bond un homme stupide et lâche se placer au-dessus de lui…
Paul ne sachant que répondre à des faits, lui dit son glorieux et noble état qui récompensait bien de l’injustice des hommes.
Alors Szaffye lui en montra les privations, la monotonie, le despotisme qui réagissait sur les plus douces affections de la nature, qui changeait les relations de père à fils en soumission d’esclave à maître !
Et le pauvre enfant voulant sortir de ce cadre étroit d’individualité où Szaffye le serrait comme dans un étau, avec son enthousiasme de crédulité poétique et touchante, lui parla d’amour, de génie, d’amitié…
Alors Szaffye, avec des chiffres d’un positif effrayant, lui répondit :
– La vertu ? c’est de l’or, ou un tempérament plus ou moins négatif. Le crime ? une organisation voulue par la forme du crâne. L’amour ? un appareil nerveux. Le génie ? un cerveau plus ou moins développé. Et tout cela encore est soumis au bas et ignoble pouvoir de l’ivresse. De sorte que le souffle de Dieu, l’émanation divine, ne peut lutter contre l’influence d’un produit matériel d’une coupe de vin.
De sorte que l’amour le plus exalté, l’amitié la plus vive, le génie le plus puissant se fondent et s’effacent sous le souffle glacé de la fièvre !
Et cette hideuse théorie épouvanta l’enfant ; car Szaffye colorait son tableau de couleurs si sombres, de faits si cruellement probables, d’une éloquence si âcre et si incisive, que le malheureux Paul fut comme étourdi, comme saisi de vertige.
Pour un moment, il devint comme ce fou dont parle je ne sais quel poète, qui, possédé par le démon du savoir, ne voyait plus la peau délicate et rosée de la femme, ses yeux purs et transparents, sa chevelure de soie… non, cette ravissante enveloppe lui échappait,… mais, de son regard aigu et acéré il découvrait les veines sanglantes qui se croisaient sous cette peau, les nerfs qui agitaient ces yeux, les muscles rouges qui faisaient mouvoir ce corps. Horreur ! Là il ne voyait plus qu’un cadavre animé…
Mais il voyait vrai ; il voyait le fond des choses, comme on dit.
Et Paul aussi commença à voir vrai, à voir le fond des choses, et ainsi à douter.
Et le scepticisme est un pas immense vers le désenchantement.
Et Paul resta immobile, atterré, fasciné par l’effrayante conversation, par le regard profond de Szaffye.
Oui, Paul, au lieu de croire, commençait à douter. Cette raillerie si mordante, si algébrique, devait laisser des traces éternelles dans son esprit vif, impressionnable et intelligent.
Oh ! malheur ! Plaignez Paul, qui jusqu’alors avait échappé à cette éducation abstraite et positive, dernier degré d’une extrême civilisation qui se consume par ses propres lumières, et qui a dépouillé notre société de ses dernières illusions.
Et ceci est un mal irréparable ; car qui retrouvera jamais une croyance perdue ?
Qui ne donnerait tout le froid et profond savoir du sceptique pour l’émotion du petit enfant qui joint les mains devant le Christ, et lui demande pardon d’une faute ou une vieillesse heureuse pour sa mère ?
Qui ne donnerait l’implacable raison, la science désespérante du matérialiste, pour la conviction consolante de celui qui croit à un autre monde peuplé de tout ce qui nous fut cher ?
Qui ne changerait cet amer mépris du monde, cette insensibilité triste et moqueuse qui nous met au-dessus de toute déception, pour ce temps de crédulité naïve où nous nous laissions tromper avec tant de bonheur ?
Oh ! que l’âme est vide et desséchée, alors ! Oh ! voir dans tout, intérêt, calcul, arrière-pensée… Ne croire à rien, n’aimer rien ; être forcément méchant ou malheureux !
Que cette vie est atroce !
Et penser pourtant que Paul avait fait le premier pas dans cette vie !
Et que ce premier pas est tout ! Car je ne sais quelle pente fatale de notre esprit nous fait courir au-devant du malheur avec une désolante frénésie ;
Nous fait oublier en un instant des années de bonheur et d’espérance, pour nous vouer volontairement à un avenir de larmes et de chagrins !
Oh ! serait-ce donc qu’il y a écrit au fond du cœur de l’homme :
– Tu ne peux grandir que de toute la profondeur de ton infortune !
Oh ! serait-ce donc que l’implacable ambition de quelques-uns irait chercher un aliment jusque dans le désespoir !
Plaignez Paul ! car au moins Szaffye, desséché par le savoir, blasé par le plaisir, avait encore sa haine pour vivre ! Il avait substitué quelque chose à ce qu’il voulait détruire chez Paul ! Parce que Szaffye avait une âme fortement trempée, un de ces caractères absolus, entiers, que Dieu jette sur la terre, organisés et complets pour le bien comme pour le mal extrême.
Parce que, maintenant, l’âme de Szaffye, c’était l’immense cratère d’un volcan ; il avait tout englouti : fraîches eaux, gazons, verdure et doux ombrages, mais il pouvait au moins vomir la lave brûlante qui bouillait dans ses entrailles.
Mais l’âme de Paul ! mon Dieu ! l’âme de Paul, ce n’était qu’une frêle et tendre fleur qui, arrachée de sa tige, flétrie, fanée, devait tomber et mourir.
Aussi le malheureux enfant sentit son cœur se briser ; ses yeux se mouillèrent de larmes cruelles, et il dit à Szaffye :
– Ah ! monsieur, monsieur ! pourquoi, grand Dieu ! m’avez-vous dit cela ? Si vous saviez le mal que vous me faites !… Quel affreux système que le vôtre !
Alors Szaffye, avec sa merveilleuse facilité à heurter les émotions, à renverser les idées qu’il avait fait naître, lui répondit que ce système accablant n’était pas le sien, mais celui de quelques hommes assez malheureux pour ne croire à rien.
– Quant à moi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, je crois au progrès, à la perfection infinie de l’humanité.
Mais ce dernier système fut accusé si faiblement, fut empreint de teintes si pâles et si froides, et l’autre, au contraire, si vigoureusement coloré, que, sombre, imposant, terrible, il resta de toute son effrayante hauteur dans l’esprit de Paul.
Szaffye le laissa seul.
Délivré de l’obsession de cet être infernal, Paul essaya de sortir des ténèbres où son âme était douloureusement plongée : l’enfant évoqua sa tendresse pour son père, son amour pour Alice. Ces doux et tendres souvenirs vinrent bien luire à sa pensée, comme des rayons d’espérance et de consolation, mais ainsi qu’un oiseau dont l’aile est brisée, le malheureux faisait de vains efforts pour atteindre à cette plénitude de bonheur, à cette sérénité d’âme qu’il éprouvait naguère.
C’est alors que Paul eut vaguement la conscience de ce que serait sa vie désormais.
Effrayé, éperdu, par un instinct sublime, il courut chez son père.
Un factionnaire était à la porte de sa chambre.
On sait que Pierre avait ordonné à son commandant de le punir de quinze jours d’arrêts forcés pour son acte d’insubordination admirable.
Les quinze jours n’étaient pas écoulés. – Je veux parler à mon père, dit l’enfant d’une voix altérée.
– Monsieur Paul, le lieutenant a défendu de laisser entrer personne. C’est la consigne des arrêts forcés et du commandant.
– Mais, dit Paul en tremblant de douleur, je vous dis que je veux parler à mon père.
– Lieutenant, cria le marin, c’est M. Paul qui veut vous parler. Faut-il le laisser passer ?
– Monsieur, dit Pierre à son fils en paraissant à sa porte avec une expression de mécontentement, monsieur, ne savez-vous pas la consigne ?
– Père, par pitié !… père… que je te parle… Oh ! j’ai à te dire… Enfin… je souffre bien, père…
À cette voix émue, entrecoupée, le bon lieutenant fut sur le point de faiblir. Déjà il levait la main pour ordonner au marin de laisser passer, mais son inflexible attachement à la discipline le retint.
– C’est impossible, Paul, dit-il ; et si vous souffrez, voyez mon vieil ami Garnier.
Et il eut le courage de fermer sa porte.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Paul.
Et il tomba, assis sur l’escalier du faux pont, sa tête cachée dans ses mains. Puis comme frappé d’une idée subite :
– Au moins Alice m’entendra peut-être, dit-il. Et il disparut.
CHAPITRE XXXII.
AMOUR.
Belle comme la première femme souriant à cet aimable et dangereux serpent dont l’emblème était déjà gravé dans son cœur, une fois séduite ; et séduisant de plus en plus à son tour.
Byron, La Fiancée d’Abydos.
Le commandant faisait sa partie d’échecs avec madame de Blène.
Alice était assise rêveuse dans la galerie.
Grâce à la forte préoccupation des joueurs, Paul passa presque inaperçu.
Il s’approcha d’Alice.
Elle fut frappée de sa pâleur et de son émotion.
– Grand Dieu ! monsieur Paul ! Qu’avez-vous ? lui dit-elle.
– Oh ! mademoiselle Alice ! dit Paul, ayez pitié de moi !
La jeune fille tressaillit. – Ayez pitié de moi ! – C’était presque un aveu.
– Expliquez-vous, monsieur Paul, répondit-elle avec intérêt. Expliquez-vous Qu’avez-vous ?
– Oh ! j’ai besoin de bonheur, mademoiselle, j’ai besoin de me rattacher à mon père… à vous… Car je sens qu’une effrayante fatalité m’entraîne et m’emporte… Oh ! prouvez-moi qu’il y a du vrai dans la vie… que tout n’est pas mensonge, haine et désespoir… Oh ! aimez-moi… Par pitié… aimez-moi, ou je meurs !
Ce langage contrastait tellement avec le caractère de Paul, qu’Alice fut émue jusqu’au fond du cœur.
– Mais quelles horribles pensées viennent donc vous accabler, monsieur Paul ? vous, si confiant dans l’avenir, si heureux, si sûr de votre bonheur ?
– Oui, oui, je l’étais il y a deux heures.
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