Mais maintenant il a tout changé… C’est lui, lui seul !… Mais quelle affreuse puissance a-t-il donc, cet homme ?
– Mais, au nom du ciel ! de qui parlez-vous ? demanda Alice.
– De Szaffye ! répondit Paul avec un accent de terreur.
Alice frissonna de tout son corps.
– Oui, continua Paul, c’est lui, c’est Szaffye… Cet homme étrange a une éloquence si funeste… Je sentais toutes ses paroles m’arriver là, à mon âme, aiguës, pénétrantes et froides… Les leçons de mon père, les derniers vœux de ma mère, tout s’effaçait de ma pensée… Sa voix s’étendait sur tout comme un voile… Et j’étais là, haletant, éperdu, attiré vers lui… l’écoutant avec terreur et avidité… voulant fuir et ne le pouvant… sentant le poignard arriver à mon cœur, et n’ayant pas le courage de faire un mouvement pour l’éviter… Mais tout ceci est faux ; c’est un rêve, une vision… Non, le bonheur existe… car vous êtes là, mademoiselle… La vertu existe… car j’ai vu mon père… Oh ! oui, il me trompait… N’est-ce pas, qu’il me trompait, quand il me disait qu’il n’y avait pas de bonheur sur la terre ?… Il y en aurait tant pour moi si… – Vous m’aimez, car… – Tenez, mademoiselle, je n’ai plus la force de vous le cacher ; je vous aime ; oh ! je vous aime ! Que cet aveu ne vous irrite pas… Pardon ! dit le pauvre enfant, oh ! pardon ! cet aveu, je ne vous l’aurais peut-être jamais fait… Mais je souffre tant… Oh ! tenez, prenez cet anneau… c’est celui qui tomba de la main de ma mère quand elle m’embrassa pour la dernière fois… Oh ! prenez-le ! C’est mon trésor… C’est mon bien le plus précieux ; et ne doit-il pas être à vous, si vous m’aimez ?… dit-il en le lui offrant avec une timidité charmante.
– Alice ! Alice ! dit madame de Blène, viens donc décider entre le commandant et moi.
– Paul, mon ami, alors vous viendrez à mon secours, dit le bon marquis.
Ces mots rappelèrent Paul à lui ; Alice prit l’anneau en tremblant, le mit à son doigt, jeta sur Paul un regard enchanteur et entra dans la grand’chambre.
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Et la nuit, bercée dans son lit, Alice ne dormait pas. Son cœur battait ; elle éprouvait un sentiment d’angoisse et de douleur inexplicable, et se disait avec effroi : – Quelle infernale influence a-t-il donc ? Avoir d’un mot changé l’âme de Paul ! Cette âme formée par l’amour d’un père, épurée par les vœux d’une mère mourante… Quelle puissance !
CHAPITRE XXXIII.
AMOUR ET HAINE.
Mais c’est dans le malheur que l’amour se révèle.
Madame E. de Girardin, Il m’aimait.
Oh ! que la nuit est belle sur les flots assoupis de la Méditerranée ! La nuit, alors que le navire insouciant laisse flotter ses grandes voiles blanches au souffle indécis d’une brise expirante ! alors que la mer le balance comme un enfant au berceau ! alors que les étoiles brillent sur le fond bleu des vagues comme autant de paillettes d’or tombées du ciel ! alors que la lune sillonne au loin ses reflets d’une lumière éblouissante et nacrée !
Et le silence de ces nuits, que je l’aime !... Que j’aime le sourd et mélancolique murmure de la mer qui dort ! Que j’aime à entendre l’aspiration éloignée du cachalot qui vient jouer sur les ondes et lancer de brillants jets d’eau tout blanchissants d’écume ! Que j’aime le sillage harmonieux du navire, qui bruit faible et doux comme des feuilles sèches sous les pas légers d’une femme !
Que j’aime à voir la Salamandre s’avancer silencieuse au milieu de ces imposantes harmonies de la mer et des cieux !
Que j’aime à voir sur le couronnement de la corvette, Alice, vêtue de blanc, qui seule, immobile au milieu des ombres transparentes de la nuit, laisse errer au loin son humide regard ! La journée de la veille lui paraissait un songe. Et elle y rêvait.
– Paul m’aime ! pensait-elle. Il m’aime, il me l’a avoué. Et cet aveu qui doit toujours irriter, m’a-t-on dit, ne m’a laissé qu’une impression douce et calme. – Aimer ! n’est-ce donc que cela ? Est-ce que je l’aime, lui ? Oh ! oui ! je le crois, car sa figure est si douce ; il est si bon, si brave, si noble ; il aime tant son père ! Il se souvient tant de sa mère ! Quand il m’en parle, sa voix est si touchante, si pénétrée !… Et me parler de mère, à moi, c’est remuer tout ce que j’ai de tristesse et de mélancolie dans l’âme. Et puis cet anneau, c’était à sa mère. Il me l’a donné parce qu’il m’aime et que je l’aime ; – car enfin je l’aime, – oui. Et je pensais pourtant que ce mot bouleversait tout notre être. Je croyais que ce mot changeait notre vie, nos sens, changeait tout, tout, jusqu’à notre langage ; tout, jusqu’à l’air que nous respirions, jusqu’à la nature que nous voyions. Et pourtant je ne sens en moi aucun changement : je vis, je respire comme avant : c’est le même ciel, ce sont les mêmes eaux. C’est toujours moi, je me touche, c’est toujours moi… Alice. – Et je l’aime ! – oui, car pour lui je n’ai que des vœux de bonheur. Si je pense à son avenir, c’est pour prier Dieu de le lui rendre calme et prospère… Et hier, combien je souffrais de le voir chagrin ! de voir ce pauvre enfant, si pur et si heureux, souffrant et abattu par l’influence de…
Et ici Alice s’arrêta, rougit, et resta un moment pensive. Puis elle reprit :
– Oui, oui, je l’aime, je le vois bien, en comparant ce que j’éprouve pour les autres à ce que je ressens pour lui. Enfin ce jeune enseigne est beau comme Paul, brave comme lui ; mais il n’a rien dans le cœur, mais c’est une âme vulgaire et commune… Aussi, bonheur ou malheur pour lui, peu m’importe. Sa voix m’est indifférente, et j’aime la voix de Paul. Il ne me laisse ni un souvenir ni un regret ; au lieu que j’aime à voir Paul, à être près de lui… J’aime sa présence, à lui, tandis que…
Ici Alice s’arrêta de nouveau ; car, par une crainte inexplicable, deux fois elle avait fui devant une idée à laquelle elle revenait involontairement.
– Eh bien ! après tout, reprit-elle comme surmontant un sentiment de honte envers elle-même, pourquoi donc reculerais-je devant cette pensée ? Eh bien ! oui… Il est un être que je hais ; sa vue me fait mal, sa voix m’irrite, je le hais, oh ! oui, je le hais !… Et que je voudrais aimer Paul autant que je le hais, lui !
Et ses joues étaient brûlantes, et elle respirait à peine.
– Oh ! c’est la haine qui change le cœur bien mieux que l’amour ! C’est la haine que j’ai pour lui qui m’a changée ! Quand je pense… à lui, ce ciel me paraît triste et sombre ; cette mer, lugubre. Enfin, si moi, moi craintive et timide, si je pense à lui, c’est pour le maudire. Et pourtant que m’a-t-il fait ? Je ne sais. Mais ses égards me fatiguent, sa politesse exquise et froide me blesse et me torture. Il est si haut, si fier, lui, et Paul est si bon ; et puis ses éternels sarcasmes contre les hommes, les femmes ; ses plaisanteries amères sur le bonheur et l’amour. Que me fait tout cela, à moi ? Et ses regards ont une expression si sévère… Car je le regarde… et c’est malgré moi : c’est en me maudissant lui et moi. Et sa figure pâle et triste me suit partout… depuis que je l’ai vu, depuis que je le hais !
Oui, il était là, appuyé sur cette échelle, quand je suis montée sur le pont pour la première fois. – Il avait l’air sombre et pensif ; il m’a saluée profondément, et jamais je n’oublierai l’expression de ses grands yeux, qui se sont arrêtés un instant sur moi pour ne plus s’y fixer depuis. Jamais je n’oublierai l’expression de ce regard long, arrêté, profond, – que j’ai senti presque physiquement…
Et, je me le rappelle, Paul fut étonné comme moi de ce qu’il y avait d’étrange et de peu commun dans cet homme. Je dis à Paul combien son abord m’avait frappée. Il avait éprouvé la même impression que moi.
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