Paul y parut.

– Ciel ! Paul ! – monsieur Paul ! dit-elle en s’y précipitant ; comment êtes-vous là ?

– Oh, mademoiselle, n’est-ce pas ma place de chaque instant quand je suis libre ? Que vous soyez ici ou non, n’y viens-je pas ? Car pour moi vous êtes toujours là, vous ou votre souvenir. Oh ! laissez-moi là, dit l’enfant à genoux sur le sabord.

– M’avez-vous entendu, monsieur Paul ?

– Il est donc vrai ? je ne m’abusais pas : c’était votre voix ; vous m’avez appelé !

Et il fut dans la chambre. Alice ne pouvait nier.

– Écoutez, Paul. Vous m’aimez ?

– Vous avez l’anneau de ma mère, mademoiselle.

– J’en suis digne, Paul, car je vous aime, Paul, je vous aime !

L’enfant fut à ses pieds.

– Écoutez-moi, dit-elle d’une voix émue et précipitée. Quoique la fortune de mon père soit considérable, quoique nous soyons bien jeunes tous deux, je suis sûre d’obtenir son consentement à notre mariage. Il faut que votre père fasse la demande de ma main à ma tante ; et elle y consentira. Alors, Paul, vous ne me quitterez pas d’un moment, vous aurez le droit de ne me pas quitter ; car nous serons fiancés ici, et vous serez près de moi, toujours, toujours près de moi. Entendez-vous, Paul ? le voulez-vous ?

Paul était fou, ivre, délirant de joie. Son rêve se réalisait ; cette femme adorable qu’il devait aimer au nom des vertus de sa mère, sa croyance, son Dieu, la voilà ! c’est Alice, Alice qui lui disait : Je t’aime ; Alice qui lui disait : Je te préfère, toi, pauvre enfant. Elle l’aimait, elle le lui disait…

Aussi, Paul ne trouva pas un mot à répondre. – À genoux devant elle, les mains jointes et serrées, on eût dit qu’il priait.

Puis un déluge de larmes vint baigner ses joues, et il ne put que dire :

– Oh ! Alice ! – oh ! ma mère ! tu m’as entendu !

Et Alice était haletante. Par cette démarche inouïe, inattendue, elle croyait échapper à l’amour qu’elle éprouvait pour Szaffye, sans pouvoir se rendre compte de sa violence.

Cet aveu élevait entre elle et lui une barrière qu’elle n’oserait désormais franchir. Fiancée, vouée à Paul de sa propre volonté à elle, – il y aurait crime, infamie à le tromper, pensait-elle, et je suis incapable de tomber jusque là.

– Comment, Alice ! vous m’aimez !

– Oui, je vous aime, je n’aime que vous, Paul, que vous ! Et vous m’aimez, vous ? Oh ! dites-le, ce mot ; répétez-le : que je l’entende… Oh ! vous pouvez m’aimer ! n’est-ce pas ? Ce mot me fait tant de bien ! Dites-moi aussi que je vous aime, que c’est de mon gré que je vous l’ai dit ; et que, si je vous avais menti, je serais infâme : entendez-vous bien Paul ? infâme… infâme !

– Je ne vous comprends pas, Alice !

– Non, non : je vous aime ! N’êtes-vous pas l’époux de mon choix ? votre mère et la mienne sont là-haut qui béniront notre union… Mon Paul, mon bon Paul !

Mais Paul, entendant marcher dans la galerie, baisa la main d’Alice, et disparut par le sabord.

– Au moins, dit la jeune fille, cette affreuse pensée ne m’obsédera plus, me voilà plus tranquille ; je l’oublierai ! – Oh ! ma tante, que je souffre ! dit Alice à madame de Blène, qui entra dans sa chambre.

CHAPITRE XXXVI.

LE RAT PASSÉ AU GRÈS.

La vie est un voyage :

Tâchons de l’embellir.

Poésies de l’empire.

Il s’était écoulé quelques jours depuis qu’Alice avait avoué à Paul qu’elle l’aimait. Seulement elle le pria de ne pas encore parler de la demande à son père.

Mais Paul ne la quittait pas, selon son désir. Sans cesse auprès d’elle, heureux, ravi, il avait tout-à-fait oublié la conversation de Szaffye ; et la joie qui inondait son âme avait effacé les pensées cruelles et sombres qui l’avaient un instant agité.

Szaffye, lui, parut fort rarement sur le pont et même chez le commandant. Il se renferma dans sa chambre, prétextant une indisposition légère ; ce qui combla d’abord les vœux du bon docteur, qui n’attendait, on le sait, qu’après cela pour connaître Szaffye.

Mais l’espoir du vieux Garnier fut déçu, et Szaffye refusa ses soins.

Seulement une fois, Szaffye s’était approché d’Alice pour lui dire : – Alice, vous êtes heureuse, je le vois : vous l’aimez… Ne vous l’avais-je pas conseillé ? Et c’est là le bonheur, n’est-ce pas ?

Et il s’éloigna.

Alice ne répondit rien, mais elle pâlit extrêmement.

– Il me l’a conseillé ! pensait-elle. Ne croit-il pas que c’est parce qu’il me l’a dit, que j’aime Paul ? Je l’aime, parce qu’il est bon, brave et loyal… Je l’aime, parce que cet amour fait mon bonheur.

Puis, après quelques minutes de silence, joignant ses mains avec force :

– Oh ! mourir ! mourir ! dit-elle en regardant le ciel.

Et, pour la première fois peut-être, les attentions de Paul lui parurent pesantes. Sa présence la gêna.

Elle aussi prétexta une indisposition pour rester dans sa chambre.

– Et vous avez tort, dit le vieux docteur ; car, voyez-vous, c’est aujourd’hui dimanche ; nous avons bal, ce soir, et ça vous aurait amusée : car nos marins dansent entre eux. C’est bien naturel, un jour consacré au plaisir.

Ceci ne décida pas Alice, qui descendit chez elle.

Et au fait, comme avait dit le docteur, ce jour était consacré au plaisir. Et une des preuves convaincantes de cette liesse était des cris perçants qui retentissaient à l’avant de la corvette.

– Grâce ! grâce ! disait une petite voix faible, toute entrecoupée de larmes.

– Passez-le au grès, le vilain rat ! passez-le au grès ! répétait-on en chœur.

– Oh ! vous me faites du mal ! continua la petite voix.

– Pourquoi donc, scélérat, n’es-tu pas venu laver ton groin avec les autres mousses ? Tu rongeais quelque chose dans la cale, hein ?

– Mais, mon Dieu ! sitôt que maître Buyk me l’a permis, j’y suis allé.

– C’est pas vrai ! Au grès, au grès, le rat !

– Oui, oui, au grès, le rat, au grès ! répétèrent en chœur une douzaine de voix au-dessus desquelles les cris aigus des mousses perçaient affreusement.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je donc fait, pour me faire tant de mal ? cria Misère.

– Tu nous as fait que tu nous embêtes, et qu’on a bien le droit de s’amuser un peu, et que nous voulons voir de quelle couleur devient la peau d’un rat quand on la frotte avec du grès.

Cette plaisanterie fit rire aux larmes l’auditoire, qui couvrit de bravos et de cris la voix du malheureux enfant.

Misère se débattait au milieu d’une foule de matelots et de mousses. On l’avait déshabillé en entier, sauf son pantalon, et on s’apprêtait à lui frotter le corps avec du sable et de l’étoupe(7).

Enfin, deux vigoureux matelots le saisirent, et tinrent immobiles ses pauvres membres si chétifs et si grêles, puis on l’étendit sur un mât de rechange.

– Tenez, tenez ! Parisien, dit le pauvre petit misérable à l’un de ses bourreaux en tremblant de frayeur, Parisien, ne me faites pas de mal, et je vous donnerai mon pain et mon vin. Je n’ai que ça, mon Dieu ! je n’ai que ça à moi, mais je vous le donnerai, si on ne me le prend pas.

– Je crois bien, vilain rat : tu irais grignoter du biscuit dans les soutes.

Ici nouveaux rires fous.

Et on jeta sur Misère une couche de sable fin et blanc.

– Oh ! vous m’en jetez plein les yeux. Vous m’avez aveuglé. Grâce ! grâce ! Que vous ai-je fait, dites-le-moi ? Que vous ai-je donc fait ? mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! – cria l’enfant d’une voix déchirante et colère.

– Frottez, frottez, maintenant, il va devenir rouge ; parce que, voyez-vous, le rat marin, c’est comme le homard : ça devient rouge à la cuisson, et ça va lui cuire, allez ! dit le Parisien.

Nouveaux rires. Et l’on commença de frotter tout le corps de Misère avec de l’étoupe imbibée d’eau de mer : mais cette eau âcre et mordante, se mêlant à ce sable fin et tranchant, causait au malheureux une atroce douleur ; car cette boue corrosive entrait dans les écorchures qu’ils faisaient çà et là.

– Voulez-vous me laisser ! voulez-vous me laisser ! hurla l’enfant.

– Ah ! il est encore fameux, le moussaillon ! Quand tu seras lavé, rat…

– Dieu ! Dieu ! que je souffre ! Oh ! Parisien, je vous en prie, Parisien, laissez-moi, laissez-moi ! je ferai tout ce que vous me direz de faire. Tenez, j’en mangerai, du grès, si vous voulez, Parisien, j’en mangerai, dites, voulez-vous ? Mais pas ça, oh ! pas ça !… Par pitié !… Oh ! grâce !… Tenez ! mais voyez donc… ma poitrine est au vif !

Le frottement continua ; que dis-je ? il redoubla !

– Vous ne voulez donc pas me laisser ! Mon Dieu ! si ma mère était là, si ma mère n’était pas morte ! dit l’enfant.

Et sa figure prit une singulière expression.

La douleur devint aiguë et nerveuse.

– Ah ! ma mère ! ma mère ! on me torture… Viens me défendre, ma mère !

Et le malheureux perdait la raison. La souffrance était au-dessus des forces de cet être si débile et si frêle.

– Ah ça, est-il bête, ce vilain rat ! Est-ce qu’il est fou ? Il n’y a pas de rate, ici, entends-tu, sauvage ?

– Ah ! la voilà, ma mère, la voilà qui vient ! Faites-moi souffrir… Oh ! bien, bien ! vous me déchirez tout le corps : mais ma mère vient, et vous allez voir !

Et il riait, le misérable.

– Il est fou !… Regarde donc ses yeux, Parisien, dit un matelot : on dirait du feu !

Misère était tombé, en effet, dans un de ces accès de démence qui suivaient toujours le mauvais traitement dont on l’accablait.

Ses yeux brillèrent, s’agrandirent d’une manière effroyable, devinrent fixes, et un sourire pareil au sourire sardonique du mourant retroussa ses lèvres blafardes. Les matelots le tenaient toujours, mais ils ne frottaient plus.

Misère continua :

– Ma mère, c’est moi ; entends-tu, c’est ton petit Georges qu’ils appellent Misère ? je sais bien pourquoi, et qu’ils battent toute la journée. Tu viens, n’est-ce pas ? Tu m’apportes des habits, car j’ai froid ; du pain, car ils me prennent le mien, et j’ai faim… Dis ? tu me réchaufferas dans ton lit, auprès de la grande cheminée ? dis, ma mère, n’est-ce pas ? Et puis, le matin, tu me donneras du gâteau de blé noir, que tu faisais pour ton petit Georges ? Et puis, le dimanche, tu me feras prier le bon Dieu, et baiser l’enfant Jésus, dis ? car ici j’ai oublié de prier. Mais non, non, tu ne peux pas venir : tu es morte, toi… Comme mon père, qui est mort… Il n’y a que votre petit Georges qui ne soit pas mort.