Mais on le tue un peu tous les jours, entends-tu, ma mère ? Ils m’envoient à toi, à toi !

Et Misère ferma les yeux. Les matelots se regardèrent. Leur conduite n’était pas dictée par une atrocité froide, c’était gaîté brutale. Ils jouaient avec ce malheureux comme un enfant joue avec un pauvre oiseau qu’il martyrise.

Ceux qui tenaient Misère avaient les larmes aux yeux ; ils le lâchèrent, et l’assirent sur la drôme.

Ce mouvement rappela l’enfant à lui, sans le rendre à la raison. Il se releva d’un bond ; et tournant comme un bateleur avec une étonnante rapidité, il se mit à crier d’une petite voix aiguë :

– Le rat… le rat… a de bonnes dents… Il a rongé, rongé la noix, rongé… rongé…

Et il faisait claquer ses dents les unes contre les autres avec une incroyable vivacité.

Puis, toujours tournant, il arriva au panneau de l’avant, se jeta au bout d’une corde, et disparut.

Quelques minutes encore, on entendit ces mots, pendant que Misère disparaissait dans les profondeurs de la cale.

– Rongée, rongée, la noix… Rongée, car le rat a de bonnes dents, rongée…

Puis la voix s’éteignit. C’est que Misère était arrivé au fond de la cale.

Quoique le malheureux fût dans un état de démence complète, pourtant une idée fixe, une idée de vengeance le dominait ; et, pour l’exécution de cette idée seulement, il paraissait avoir conservé toute sa raison.

Or Misère se glissa dans une soute ; et, s’approchant d’un tonneau qu’il déplaça, il s’accroupit près de la muraille de la corvette.

Et, au moyen d’une tarière et d’une scie qu’il avait dérobées, il finit d’entamer la coque du navire, et d’y faire une ouverture de quatre pieds de long sur deux de large.

Il travaillait à ceci depuis bien longtemps ; c’était ce qu’il appelait ronger la noix.

À ce moment, le mince doublage de cuivre qui enveloppait le navire en dehors empêchait seul l’eau d’entrer dans la corvette.

Mais, au moyen d’un coup de ciseau donné dans la première planche de ce cuivre, les autres pouvaient se détacher immédiatement, et donner entrée aux lames qui devaient faire sombrer la Salamandre.

Misère prit le ciseau ; mais il s’arrêta.

Car il pensa au bal du soir.

Il attendit donc.

CHAPITRE XXXVII.

LE BAL.

En avant deux !

Tolbecq.

Le soir, les matelots un peu ivres, très gais, très bruyants, montèrent sur le pont ; puis deux Bretons de Ploërmel embouchèrent le biniou national, espèce de cornemuse à deux becs, fort peu harmonieuse, mais aigre et criarde.

Et, pour le bal, la hiérarchie militaire avait presque entièrement disparu ; le mousse figurait modestement face à face avec le quartier-maître, qui l’avait souvent châtié ; les novices recevaient les soins empressés des gabiers, et maître La Joie lui-même, avec une gravité singulière, lançait des pas de bourrées vis-à-vis de maître Bouquin qu’il avait choisi pour danseuse, et que, dans un accès de gaîté surprenante, il appelait joyeusement madame Bouquine.

Quelques vieux, vieux flambarts qui n’aimaient plus la danse, ou qui ne trouvaient pas les danseuses à leur goût, contemplaient ce spectacle accroupis sur les bastingages, fumaient leur pipe, et pour toute conversation se renvoyaient d’effroyables bouffées de tabac alternativement par la bouche et par le nez.

Le bon commandant souriait à ce tableau pastoral, content de la gaîté de ces braves gens, et seulement contrarié d’être agrafé dans son uniforme.

– Gageons, Pierre, dit le vieux Garnier au lieutenant, gageons que j’invite le commissaire à danser.

– Vous n’êtes pas galant, docteur, dit madame de Blène.

– Oh ! madame, je suis trop vieux, et je laisse cet honneur au commandant ou au premier lieutenant.

– Oh ! vous voyez, commandant, dit madame de Blène, il faut envier le bonheur de la médiocrité : car, si le pouvoir a ses charmes, il a aussi ses ennuis.

– Madame, répondit le marquis, se rappelant la galanterie du dernier siècle ; madame, en attendant les ennuis je jouis des charmes.

Et il lui prit galamment la main.

– Oh ! quelle folie, commandant ! danser à notre âge…

– Le cœur ne vieillit pas, objecta spirituellement M. de Longetour.

– Le cœur, bien, commandant ; le cœur… mais il s’agit des jambes.

– Oui, mais vous donnez du cœur aux jambes, riposta le marquis avec cette piquante étourderie qui rappelait les beaux jours du maréchal de Mirepoix.

Il n’y avait rien à répondre à cela ; il fallait se rendre Madame de Blène se rendit.

– Mais vraiment, commandant, je refuse, ma nièce est souffrante…

– Du tout, dit le docteur ; je viens de chez le commandant ; j’ai écouté à sa porte, et elle dort… elle dort parfaitement. Ainsi, madame, pas d’excuse… Commissaire, voulez-vous me faire l’honneur de danser cette contredanse avec moi ?

– Allons donc, vous plaisantez, dit le commissaire.

– Mais du tout, il faut bien faire un vis-à-vis au commandant et à madame… ; et vous êtes fort bien. Oui, commissaire ; il ne vous manque, par exemple, qu’un bolivar et des marabouts.

– Mais, j’y pense, dit Merval : si on réveillait mademoiselle Alice.

– Au fait, dit le bon lieutenant, qui cherchait Paul des yeux.

À ce moment le biniou avait cessé sa musique discordante, les danseurs reprenaient haleine, et il régnait un de ces brusques silences qui surprennent quelquefois les assemblées les plus tumultueuses.

Alors on entendit un éclat de rire grêle, mordant, qui semblait venir du ciel.

Puis ces mots tombèrent du haut des mâts :

– Ah, ah… ah… ; le rat a de bonnes dents ; il a rongé… rongé la noix : la noix est rongée ; gare au trou… Le rat avait de bonnes dents.

L’équipage, l’état-major, tout le monde resta pétrifié, tâchant de découvrir de quel endroit venait cette voix étrange.

Puis on entendit comme le bruit d’un poids assez lourd qui tombait à la mer. Le lieutenant courut au couronnement, regarda, et s’écria :

– Un homme à la mer… Puis, immédiatement après, avec le plus grand sang-froid : – Aux pompes ! Gréez, les pompes !

Il est impossible de décrire l’effet que produisirent ces paroles, répétées de bouche en bouche.

– Aux pompes ! aux pompes ! cria encore le lieutenant en se précipitant vers l’avant. – Voulez-vous donc couler sans avoir essayé d’échapper à la mort ?

À peine ces mots étaient-ils prononcés, que le calier, maître Buyk, parut sur le pont.

– Il y a, cria-t-il, quatre pieds de bordage en dérive, et la cale s’emplit !

– Aux pompes tout le monde aux pompes ! répéta le lieutenant. Les embarcations à la mer, et peine de mort pour le premier qui abandonnera le navire avant son tour.

Cette voix connue et le sifflet de maître La Joie mirent autant d’ordre qu’on en pouvait espérer ; les pompes furent mises en jeu, et on s’occupa de mettre les embarcations à la mer. À ce moment, Paul allait quitter le pont ; son père l’aperçut.

– À votre poste, monsieur… À l’avant ! lui dit-il.

– Mais, mon père, Alice…

– Monsieur ! m’entendez-vous ? répéta Pierre d’une voix tonnante.

Paul ne put répondre un mot ; et, entraîné par cette habitude d’obéissance passive, il courut à son poste. Il rencontra la tante d’Alice, madame de Blène, qui faisait tous ses efforts pour rompre la couche épaisse de matelots qui lui barraient le passage. Ces braves se pendaient aux cordes des pompes.

– Vous ne pouvez passer, madame, lui dit-il.

– Mais au nom du ciel ! ma nièce Alice…

– Elle est en sûreté, madame ! Si la corvette coule, on sauvera d’abord les femmes.

– Mais, mon Dieu ! mon Dieu ! je veux la voir ; je veux passer.

– C’est impossible, madame ; vous arrêteriez le service, et le peu de chance de salut que nous avons dépend des pompes. – Allons, allons, mes garçons, courage, dit Paul en donnant l’exemple d’une prodigieuse activité.

Le lieutenant, son porte-voix à la main, était calme au milieu de cet affreux danger ; de minute en minute il se penchait pour voir les progrès de l’eau qui gagnait déjà la batterie, et de temps à autre donnait les ordres nécessaires pour éviter toute confusion.

Et cet admirable équipage avait été si bien habitué par lui à une exacte et sévère discipline, que cette manœuvre, d’où dépendait la vie de tous, était faite avec autant de silence, de sang-froid que s’il se fût agi d’un simple exercice.

Le lieutenant, absorbé par une surveillance de toutes les secondes, n’avait pu s’occuper du commandant, qui perdait la tête et était complètement démoralisé.

Pierre chercha des yeux l’ex-débitant. On venait alors de mettre la yole à la mer. Le marquis, s’en étant aperçu, enjambait déjà le plat-bord pour s’y jeter, lorsque Pierre l’arrêta par un pan de son habit.

– Où allez-vous donc, monsieur ? lui dit-il.

– Parbleu ! je me sauve, vous le voyez bien. Lâchez-moi donc, nous coulons.

– Misérable ! murmura le lieutenant en le ramenant de force sur le pont.

– Je suis votre commandant, et je vous ordonne de me laisser, reprit l’autre en se débattant.

– Mais tu ne sais donc pas, malheureux, que le premier homme qui abandonne le bord avant les femmes et les mousses, est puni de mort ? Tu ne sais donc pas que le commandant est le dernier, entends-tu, le dernier qui doive quitter son bâtiment ?

– Mais je ne veux pas mourir, moi ! Eh bien ! oui, j’ai peur, là ! je suis indigne de commander ; je donne ma démission. Laissez-moi me sauver ! répondit le marquis.

Et l’ex-débitant tâchait d’échapper aux mains de Pierre, qui tremblait que l’équipage ne s’aperçût de ce débat.

– Sauve qui peut ! sauve qui peut ! cria enfin le marquis en délire à un moment où la corvette s’inclina et parut s’abîmer.

– Tais-toi ! dit Pierre en mettant violemment la main sur la bouche du marquis ; tais-toi, infâme ! Ce cri de lâcheté est toujours puni de mort ! Il va l’être, car je t’ai promis que tu ne déshonorerais pas tes épaulettes !

Et Pierre, exaspéré, furieux, tira son poignard pour en frapper le commandant. Heureusement la lame glissa, et ne fit qu’effleurer le bras du vieillard.

– Lieutenant, eh bien ! lieutenant ! dit La Joie en se précipitant sur Pierre.

– Le misérable veut m’assassiner ! cria le marquis pâle et tremblant.

Pierre revint à lui, et continua, avec un accent de colère simulée :

– Pourquoi, aussi, commandant, ne voulez-vous pas sauver mon fils, et lui donner l’ordre de s’embarquer dans la yole ?

Par cet admirable mensonge, par cette interprétation naturelle donnée à sa conduite, Pierre sauvait l’honneur de son commandant, mais il se perdait.

– Mais vous savez, lieutenant, que les officiers s’embarquent toujours les derniers, et M. Paul est officier, dit La Joie en tenant toujours Pierre par le milieu du corps.

– Retirez-vous, maître, dit Pierre à La Joie en paraissant se remettre ; mon amour pour mon fils m’a emporté. Je suis coupable, commandant, je me résigne à mon sort. Voici mon poignard.

Le marquis, stupéfait, prit machinalement le poignard.

À ce moment, maître Bouquin accourut tout essoufflé.

– Commandant, c’est au plus si les pompes franchissent, lui dit-il.

Maître Buyk, après s’être affalé le long du bord, tâche de clouer une plaque de plomb sur la voie d’eau.

– Voici les ordres du commandant, reprit froidement Pierre : que les pompes ne s’arrêtent pas. Monsieur Merval, faites brasser le grand hunier sur le mât ; nous allons mettre en panne pour nous reconnaître un peu. Faites continuer les préparatifs que l’on a commencés pour mettre la chaloupe à la mer, monsieur Bidaut, et allez à la cale, voir ce que l’on gagne d’eau. Maître Bouquin, que l’ordre règne dans la batterie ; faites veiller des hommes aux palans. Si la circonstance l’exigeait, nous nous allégerions de notre artillerie, et vous, maître calfat, entendez-vous avec le maître charpentier pour remédier au plus tôt à cette avarie.

Et ces détails, arrêtés, minutieux, ces ordres précis et exacts, étaient donnés de sa voix ordinaire sans la plus légère émotion.

Mais le danger paraissait toujours imminent.

CHAPITRE XXXVIII.

NAUFRAGE.

Une occasion, mon cher Tom.

Byron, Mémoires.

Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser.

Rousseau, Julie.

Après avoir longtemps pleuré, charmée, obsédée par le souvenir de Szaffye qu’elle ne pouvait fuir, maudissant l’amour profond qu’elle ressentait pour lui, ayant vingt fois invoqué la mort, Alice s’était endormie, abattue, brisée par la douleur.

Éveillée par le tumulte qui régnait sur le pont, elle entendit ces mots affreux :

– La corvette périt… nous coulons.

– Mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? s’écria-t-elle en se levant à demi.

La porte de sa chambre s’ouvrit.

– Au nom du ciel ! ma tante !

C’était Szaffye.

Il ferma la porte, puis :

– Nous sommes perdus, Alice ; avant dix minutes, la corvette sera engloutie.

– Que dites-vous ?

– Une voie d’eau vient de se déclarer ; nous périssons, voyez !

En effet, le sabord qui ordinairement s’élevait à deux pieds hors de l’eau, était descendu d’un pied et s’abaissait encore.

– C’est vrai, nous allons mourir ! dit Alice pensive.

Et ses joues devinrent pourpres, et un éclair brilla dans ses yeux humides de leurs dernières larmes.

– Mourir ! dit-elle encore. Le ciel m’a donc entendue !

Et son visage rayonna.

Szaffye, s’approchant d’elle, prit ses mains brûlantes dans les siennes.

– Et c’est parce que nous allons mourir, Alice, que je suis venu pour mourir près de toi. Et je donnerais ma vie pour cette mort… dût ma vie recommencer longue et prospère.

À ce moment, un effroyable cri d’angoisse retentit sur le pont, et le sabord s’abaissa jusqu’au niveau de la mer.

– Entends-tu, Alice ? dit-il en la serrant contre lui avec passion.

– Oh ! j’entends bien, Szaffye. Je vais donc mourir enfin, et avec vous !

– Oui, avec moi.

Et sa bouche s’attacha sur la bouche d’Alice.

À cette impression profonde, électrique, à ce baiser mordant, la tête d’Alice se perdit. Le feu lui resta aux lèvres, tout son être se concentra sous cette caresse ardente, et elle tomba anéantie dans les bras de Szaffye.

– Oh ! bénie soit la mort qui vient ! murmurait-elle : si elle me donne le temps et la force de t’avouer que je t’aime, Szaffye, que je t’aime, toi qui ne peux plus aimer ; mais au bord de la tombe on peut faire cet aveu sans être infâme, n’est-ce pas ?

– Oh ! Alice ! Et il la couvrait de baisers délirants – L’amour, le bonheur, nous aura tués avant la mort qui vient.

– Oui ; mais, avant de mourir, crois-tu que j’aie le temps de te faire oublier une de tes douleurs, d’effacer un de tes chagrins, à toi que j’adore et que je croyais haïr ? Te haïr ! toi, mon démon et mon ange ; toi, mes larmes et ma joie, toi ! Oh ! dis que tu ne souffres plus, dis que tu me pardonnes ma haine.