Oh ! je l’aimais avec passion, même avec respect ; car je l’aimais au nom de ma mère, monsieur ! Comprenez-vous bien : au nom des vertus de ma mère ?
Un jour je souffrais, oh ! je souffrais beaucoup ! J’avais besoin d’épancher ma douleur, de dire à quelqu’un : Pitié pour moi ! J’allai chez mon père. Il ne voulut pas me voir. Alors, j’allai chez elle ; et vous le savez peut-être, jamais on ne désire tant d’être aimé que quand on souffre. Mon aveu s’échappa avec mes larmes, et elle ne me repoussa pas ; au contraire, quelques jours après, elle me dit : Paul, je vous aime ; Paul, c’est de mon plein gré que je vous dis que je vous aime ; Paul, c’est au nom de l’anneau de votre mère que je vous nomme mon fiancé devant Dieu ! Aussi, si je vous trompais, je serais infâme ; entendez-vous, Paul ? infâme !
Enfin, monsieur, vous jugez de mon délire, de ma joie ; je n’osais espérer autant d’elle, moi. Je ne le lui demandais pas. Pourquoi me l’eût-elle dit, si ce n’eût pas été vrai ? Elle n’avait aucune raison pour me tromper, n’est-ce pas ? Et pourtant, ce matin, oh ! ce matin…
Et Paul cacha sa tête dans ses mains.
– Eh bien ! Paul, dit froidement Szaffye ; ce matin, Alice vous rend votre anneau, et vous dit : Paul, oubliez-moi.
Paul se dressa, comme s’il eût été mordu par un serpent.
– Vous le savez ?
– Oui. Ne vous ai-je pas dit que le cœur de la femme était ainsi fait ? Paul, vous êtes jeune, vous avez une âme noble, confiante, pure et naïve. Vous croyez à tout, vous admirez tout ; mais ici il y a un homme qui n’a plus aucune conviction consolante, qui ne croit à rien, qui ne peut aimer rien, qui hait l’humanité tout entière d’une haine implacable.
Et Szaffye semblait grandir à mesure qu’il développait ainsi son odieux caractère.
– Et tu as pensé être aimé, enfant dévoué et plein de cœur, quand il y avait près de toi un homme flétri et corrompu ? Tu as pensé être aimé, quand une femme avait à choisir entre un ange ou Satan ?
– Mon Dieu ! mon Dieu ! ma tête se crève… Que voulez-vous dire ? bégaya Paul ; quel est cet homme, ce Satan ?
– Moi !
– Vous ?
Et Paul tomba renversé sur une caronade. Puis, se relevant d’un bond, il serra violemment le bras de Szaffye, et s’écria :
– Tu mens ! ou si c’est vrai, je te tuerai !
– Enfant, dit Szaffye en se dégageant de la main de Paul, je t’instruis, je t’éclaire, je joins l’exemple au précepte : et tu veux tuer ton bienfaiteur ! c’est mal. Voici quelqu’un, calme-toi ; songe à la réputation de mon Alice !
Et Szaffye entra chez le commandant.
CHAPITRE XLII.
INCERTITUDE.
– En êtes-vous bien sûr, au moins ? Notre vie en dépend.
– Très sûr.
Gœthe, Faust.
Oh ! que je t’aime, mon amour ! Quelle femme ne serait pas jalouse de moi ?
– Oui. Mais vous avez aimé quelque fat, j’imagine – sans parler de votre mari – de sorte que j’ai l’honneur de succéder à un sot, et après une lutte peut-être… Mais c’est une dérision que votre amour, ma chère. Et vous avez cru au mien : c’est aussi par trop naïf.
M. S. J. Pensées en action.
– Commandant ! disait le vieux Bidaud, mon estime m’éloigne de quinze lieues du banc de Térim.
– Et la mienne de deux lieues tout au plus, commandant, reprenait Merval.
– Et ce diable de lieutenant qui me force de le mettre aux arrêts, et qui n’est pas là ! Il est vraiment d’un égoïsme trop cruel, pensait le marquis.
– Et vous, commandant, votre estime où vous met-elle ?
– Mon estime ?
– Oui, commandant.
Et le marquis se vouait à Satan.
– Mon estime ?… Attendez donc…
– Voilà votre routier, commandant. Faut-il voir ?…
– Non ! non ! dit vivement le marquis. Mon estime se rapporte… à celle de M. Bidaud… Oui, oui, elle s’y rapporte parfaitement. Ma foi, tant pis ! pensa-t-il. C’est le plus vieux : ce doit être le plus savant ; et ça me tire d’embarras. D’ailleurs, donner gain de cause aux jeunes, c’est d’un mauvais effet.
– Ainsi, commandant, vous approuvez ma route ? dit le vieux Bidaud.
– Oui, mon cher ami.
– Il suffit, commandant, répondit Merval en se retirant.
C’est à ce moment que Szaffye entra dans la chambre du commandant.
– Bonjour, commandant.
– Bonjour, mon cher passager.
– Mademoiselle de Blène va-t-elle mieux ? demanda Szaffye en montrant du doigt la porte de la chambre des dames, qui communiquait dans la galerie du commandant.
– Mais le docteur dit que l’irritation nerveuse est presque calmée. C’est la peur. Elle est, du reste, bien reconnaissante de ce que vous l’avez sauvée ; car, dans son délire, elle ne faisait que vous appeler. Dam ! c’est que, sans vous, elle courait risque d’être noyée dans sa chambre, ajouta le bon marquis d’un air d’intérêt. Mais un bienfait n’est jamais perdu, comme on dit.
– Vous avez bien raison, commandant. Mais j’entends du bruit chez ces dames.
– C’est probablement madame de Blène qui amène sa nièce dans la galerie pour lui faire un peu prendre l’air.
En effet, Alice, pâle, souffrante, entra appuyée sur le vieux Garnier et sur le bras de sa tante.
– Doucement, doucement, disait le bon docteur. Vous êtes encore si faible, mademoiselle, et…
Alice poussa un cri violent de surprise. Elle venait de voir Szaffye.
Madame de Blène la retint heureusement, tourna la tête, et voyant Szaffye :
– Mon Dieu ! monsieur, pardon ; mais votre présence a été si sensible à ma pauvre Alice.
– Je vais me retirer, madame.
– Non, monsieur. Je vous dois tant, elle vous doit tant, pour le secours que vous lui avez porté, que votre vue lui sera bien douce : c’est seulement la première émotion qu’elle n’a pu surmonter.
En effet, Alice revint à elle, et son premier regard chercha Szaffye et s’arrêta sur lui avec cette admirable expression de tristesse, de résignation, de bonheur et d’amour, qui révèle un de ces chagrins dont les femmes sont si heureuses.
Szaffye détourna les yeux, s’approcha d’elle, et s’informa de sa santé avec sa politesse accoutumée, sèche et glaciale. Pas une émotion, pas un de ces regards rapides et profonds qui disent tant de choses ; rien dans la voix, pas une larme dans les yeux ; rien, que le savoir-vivre d’un homme du monde avec une femme indifférente pour lui.
– Ce n’est plus rien, maintenant, dit le docteur. Mademoiselle est remise ; tout cela était nerveux, et sans danger. Mais permettez-moi, madame, de vous quitter… Mes enfants m’attendent.
Le bon docteur sortit.
– Allons, allons ! tout va bien, dit le marquis.
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