Et enfin arrivait le moment où, seul, sur l’immensité de la mer, effleurant son niveau, tu aurais paru marcher sur les flots, à l’instar de saint Jacques, et pu crier miracle.
Et dire pourtant que tu as maladroitement sacrifié tous ces avantages au plaisir de lancer, du haut de ton mât, je ne sais quel pitoyable jeu de mots sur une noix rongée par un rat.
Enfin, vogue, vogue, bonne Salamandre. Nous approchons de la côte d’Afrique, et la brise se fait.
Qui croirait, à te voir si tranquille, si calme, qu’il y a dans ton sein des passions qui fermentent, des cœurs qui se brisent, des pensées de mort, des cris et des larmes ?
Mon Dieu ! tout cela ne rend ni ta coque moins noire, ni ton gréement moins fin, ni ta voilure moins élégante !
Qu’on s’égorge, qu’on pleure du sang, ton enveloppe, nette et froide, ne trahit rien.
Et pourtant peut-être, ainsi que ces fées des ballades si fraîches, si roses, qui, vêtues d’or et d’azur, forment des danses magiques sur le lac solitaire, effleurant à peine sa surface limpide du bout de leurs pieds blancs et délicats ; et qui pourtant, gonflées de rage et de fureur, se changent en larves et en goules hideuses, dès que la lune se lève sanglante derrière les noirs sapins de la forêt…
Ainsi peut-être ce monde en miniature qui, il y a peu de jours, se pressait, s’agitait, s’aimait ou se cherchait à ton bord ; ces dévouements, ces amitiés, ces amours, tout cela n’attend-il peut-être aussi qu’une lune sanglante pour fouler aux pieds, comme dans la ballade, fleurs et parfums, écharpes flottantes et brillants insignes ; pour changer en cris de meurtre et de désespoir ces doux mots qu’on se dit si bas, ces protestations qu’on se fait si haut ; pour changer en morsures cruelles et acérées ces douces morsures que fait une bouche caressante, et qui laissent, sur une peau satinée, des traces si chères aux amants.
Mais que dis-je, bonne Salamandre ? Peut-être est-ce au contraire un soleil radieux et pur qui se lèvera au lieu de cet astre funèbre de la nuit ;
Un soleil étincelant qui pétille et scintille sur les vagues en mille reflets brisés, rompus, ardents, éblouissants ;
Un soleil bienfaisant qui réchauffe de sa lumière dorée la nichée de petits alcyons que la mer emporte et balance dans leur nid tout tapissé de lichens verts à fleurs roses.
Car, enfin, ainsi que disait Paul à Szaffye, tout n’est pas hiver et ténèbres. Il y a un printemps et un soleil aussi ; ou mieux, des compensations.
Car si Alice est encore en proie à un spasme nerveux et violent qui l’agite depuis que Szaffye l’a emportée mourante dans la batterie pour la confier aux soins empressés de sa tante chérie ;
Si Alice, n’ayant plus sa raison, tressaille et rit douloureusement au milieu d’un effrayant délire ;
Si Paul, respirant à peine, les yeux baignés de larmes, a passé le jour et la nuit entière assis à sa porte, prêtant l’oreille et sentant son cœur se briser à chaque cri convulsif que poussait la malheureuse jeune fille, qui, selon sa promesse, doit être sa fiancée, à lui l’amant de son choix, car elle doit être sa fiancée, à moins de passer pour infâme : elle l’a dit !…
Si Pierre Huet, seul dans sa chambre, sa tête appuyée dans ses mains, songe que dans un mois il sera fusillé comme un criminel, parce que son supérieur s’est conduit comme un lâche ;
Si le pauvre marquis, contemplant avec horreur sa position, se voit, lui bonhomme, sans méchanceté, cause de la mort de son lieutenant, qu’il aime de tout son cœur et qu’il tremble de ne pouvoir sauver ;…
Si l’équipage, muet et morne, paraît frappé d’avance du coup qui doit atteindre Pierre, Pierre, que les matelots plaignent sans l’excuser, tant est enraciné chez eux, grâce aux efforts constants du lieutenant, le respect dû au chef et l’horreur de l’insubordination ;
Si ces braves gens regardent Paul d’un œil d’intérêt en suspendant la conversation commencée quand il s’approche d’eux, de façon que le pauvre enfant est le seul à bord qui ignore le sort futur de son père ;
Si le bon vieux Garnier, tout en prodiguant les soins les plus paternels à mademoiselle de Blène, se dit :
– Ceci n’est pas clair ; il y a quelque infamie là-dessous ; Pierre est incapable d’avoir manqué à ce point au commandant : et, cependant, on l’a vu… Pauvre… pauvre Pierre ! qui aurait pensé que tu dusses finir ainsi : fusillé comme un chien !
Si le commissaire, l’enseigne Merval et Bidaud, quoique sympathisant peu à ces douleurs si généralement senties, ne pouvant échapper à cette tristesse contagieuse répandue à bord depuis les derniers événements, sont aussi taciturnes et moroses, comme pour ne pas contraster avec l’affliction générale ;
Si, enfin, tant de calamités et de lugubres réflexions assombrissent l’intérieur autrefois si gai de la Salamandre :
Par cette loi des compensations, Szaffye est froid et impassible, et promène partout et sur tout son regard d’aigle.
Comme dans sa haine profonde il enveloppait le genre humain, tout ce qui, directement ou indirectement, affligeait le genre humain, était pour lui une joie et un sujet d’étude.
Et je ne sais par quelle infernale prévision il pressentait d’affreux événements… Le ciel était sombre et couvert ; le vent commençait à siffler ; la mer à mugir sourdement.
Et comme ces tigres qu’une inconcevable faculté guide et attire autour du logis des mourants, Szaffye se promenait sur le pont de la corvette, en y évoquant déjà dans sa pensée de funèbres images.
Ses pas semblaient arrêtés et lourds, comme ceux de la statue du commandeur de don Giovanni.
Il était pâle, et un sourire sardonique errait sur ses lèvres minces et rouges.
– Je n’ai jamais cru aux pressentiments, disait-il ; mais qui m’expliquera pourquoi j’ai la conscience d’être à la veille ou au moment de quelque effroyable catastrophe ? Chose bizarre ; j’éprouve une sensation intime, poignante, aiguë, dont je ne puis me rendre compte – Et si j’allais mourir… Mourir ! déjà mourir !… Ce serait affreux… Oh ! non, non ; je me fie à mon étoile. Et puis Satan en pleurerait, comme disent les bonnes gens, ajouta-t-il en riant.
CHAPITRE XLI.
THÉORIE.
Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécutions et de haine que nos bonnes qualités.
La Rochefoucauld, Maximes.
Swift, n’étant ni jeune, ni beau, ni riche, ni même aimable, inspira les deux passions les plus extraordinaires dont on ait ouï parler, celles de Vanessa et de Stella.
Byron, Mémoires.
La brise soufflait toujours violemment du nord, le ciel était obscur, la mer grosse, et le vent soulevait les longs cheveux bruns de Paul, qui, appuyé sur une des caronades de la batterie, paraissait abimé dans une contemplation douloureuse.
Sa figure, ordinairement rose, calme et souriante, était d’une pâleur mortelle ; des larmes séchées luisaient sur ses joues, et ses yeux ardents ne quittaient pas un anneau qu’il tenait à la main.
La tête du pauvre enfant s’égarait ; c’était l’anneau de sa mère qu’Alice venait de lui rendre en ajoutant :
– Je n’en suis plus digne, Paul, oubliez-moi.
Derrière Paul, le contemplant, immobile, était Szaffye.
Il s’approcha.
– Qu’avez-vous, Paul, vous paraissez accablé.
Paul tressaillit, cacha son anneau, et répondit :
– Je n’ai rien, monsieur.
– Votre figure est altérée pourtant. Est-ce parce que le commandant a puni votre père de quelques jours d’arrêts ? – Paul, on le sait, ignorait la scène du coup de poignard et ses conséquences. – Mais, reprit Szaffye, c’est une suite de la hiérarchie militaire ; le lâche punit le brave, c’est dans l’ordre. Votre père se sacrifie pour ce vieillard imbécile. Car je sais tout ; et, pour prix de son sacrifice, il sera peut-être perdu un jour. Mais tout cela suit la marche naturelle des choses humaines, Paul.
– C’est vrai, monsieur ; vice, crime, infamie, voilà les seules choses qui ne trompent jamais, qu’on retrouve telles qu’on se les est figurées.
– Oh là ! Paul, que veut dire ceci ? La sagesse vous est venue vite depuis l’autre jour, enfant.
– Oh ! c’est que maintenant, ajouta Paul avec un rire amer et poignant, c’est que maintenant je suis digne de vous comprendre. Oui, je commence à douter de tout, de moi-même.
– Paul, c’est un grand pas.
– Oui, à douter de tout, monsieur ; à me demander s’il n’est pas impossible qu’un serment fait sur la cendre d’un mort, sur un souvenir sacré, ne soit pas… Mais dites-moi, vous que l’expérience a dû instruire, dites-moi : pour être aimé d’une femme ce n’est pas assez, n’est-ce pas ? que d’être loyal et dévoué, de ne vivre que pour elle, de voir en elle son avenir, sa croyance, son Dieu ? Ce n’est pas assez, n’est-ce pas ? Mais, par pitié, répondez, répondez !
– Écoutez-moi, Paul. Supposez par la pensée un homme d’un génie immense, d’une beauté parfaite, d’une richesse royale, d’une âme sublime. Eh bien ! Paul…
– Hélas, monsieur ! faut-il donc tout cela pour être aimé ?
– Il faut tout cela, Paul ! pour se voir souvent sacrifié à un être dégradé, stupide et difforme.
– Oh ! monsieur ! c’est une cruelle raillerie !
– Je ne raille pas, je parle vrai ! Paul, il n’est pas donné aux passions de l’homme ou de la femme de s’arrêter à un terme, tel complet qu’il soit ; l’activité de l’esprit humain ne s’éteindrait pas même dans la possession d’un être idéal. Ainsi, Paul, une femme arrivant à rencontrer une perfection, ne s’en tiendra pas là : par cela même qu’elle n’aura plus rien à chercher au-dessus, elle cherchera au-dessous, et se jettera dans les contrastes. Or une fois aux contrastes, les plus tranchants sont les meilleurs ; – c’est l’histoire de la femme de Joconde : – car sous un vernis de fadeur et de légèreté, il y a là une vérité bien profonde et bien vraie, soit qu’on l’applique au physique ou au moral. Avez-vous lu Joconde, Paul ?
– Non, monsieur.
– Eh bien ! Joconde était un prince riche, beau, aimable et spirituel. Il quitte sa femme pour faire un voyage ; elle était encore chaude de ses baisers d’adieu qu’il revient à l’improviste, – et la trouve couchée avec un laquais crétin, idiot et difforme.
C’est, comme je vous le disais, l’irrésistible besoin des contrastes. C’est encore cet ancien symbole du fruit défendu, appliqué au moral ; c’est encore l’amour de l’imprévu, du bizarre, qui leur fait mettre des pagodes et des monstres sur leur cheminée ou dans leur lit.
– Oh ! c’est horrible ! horrible ! dit Paul en cachant sa tête dans ses mains.
– Et, je vous le répète, ce que je dis de la difformité physique, s’applique bien mieux encore à la difformité morale ; mais c’est une recherche. – Pour en revenir à l’homme complet que nous supposons, figurez-vous, Paul, notre type idéal, notre grand homme, amant passionné d’une femme jeune et belle : mais cette femme aura mille moyens de fouler aux pieds cet homme, dont la supériorité l’écrase et la blessera toujours ; et elle les emploiera. Car il n’y a chez la femme qu’un sentiment profond et inaltérable, c’est celui de l’amour-propre.
Songez donc que d’un baiser elle pourra faire un sot, un crétin, plus grand que lui grand homme ; plus grand, surtout à ses yeux à lui, qui se verra sacrifié, qui verra un crétin jouir du bonheur qu’on lui refuse.
Alors, Paul, voyez les tortures, écoutez les cris, les sanglots de ce grand homme, qui aime avec plus de frénésie encore depuis qu’on le délaisse ! Le voilà qui renie sa gloire, son nom célèbre, son génie, sa beauté, sa richesse ; le voilà qui se maudit, lui Byron, lui Bonaparte, lui Dante, lui… que sais-je, moi ? Le voilà qui s’abhorre, le voilà, par l’infernal caprice de cette femme, amené, lui si grand, à donner avec délices son sang, son âme, s’il le pouvait, pour être stupide pendant une heure, une seconde, toute sa vie ! puisque sa maîtresse aime les gens stupides, et qu’elle n’aime plus les grands hommes !
Et vous croyez, Paul, qu’il existe une femme capable de résister à la jouissance de se dire : – Par un caprice frivole, caprice né en lissant mes cheveux ou en chiffonnant une écharpe ; moi, moi femme faible, obscure et sans nom, j’ai amené l’homme qui fait l’orgueil, l’éclat et la gloire d’une nation, d’un monde, d’un univers ! à maudire ces dons divins, l’envie des hommes, l’admiration des autres femmes ; à les maudire et à crier les mains jointes, à genoux, les yeux en larmes : – Mon Dieu ! mon Dieu ! fais-moi donc aussi abject que tu m’as fait puissant ; et elle m’aimera peut-être ! – Non, non, aucune fille d’Ève ne résisterait à cette tentation, jeune homme.
– Mais, au nom du ciel ! que faire donc ? que croire ?
– Un vieux vers hindou le dit : S’attendre à tout, pour ne s’étonner de rien.
– Mais c’est le doute, cela ; c’est l’incrédulité qui ronge le cœur.
– Oui, Paul ; tant qu’on a un cœur. Mais après ? Mais quand on n’en a plus, de cœur ; quand, flétri, desséché, il est mort, insensible et froid, on défie le monde et ses déceptions : car alors ce cœur n’est plus qu’un cadavre que l’on expose aux tortures sociales, – et l’on rit. –
– Mais c’est infâme ! cria Paul comme en délire. Pour être aimé, la vertu, l’honneur, l’amour, la pureté, ne sont donc rien ? Il faut donc de la corruption, des vices ?
– Oui, Paul. Le vice, le vice élégant plaît beaucoup aux femmes. Le vice suffit pour une liaison ordinaire ; mais pour une grande, une frénétique passion, une passion chaude et ardente, il faut le crime.
Une âme corrompue, insolente et sceptique les intrigue et les amuse : une âme criminelle les effraie. Or chez elles l’amour est presque toujours terreur ou curiosité. Lauzun et Richelieu pour le vice, les héroïques brigands des Calabres et de l’Espagne pour le crime, voilà mes exemples.
– Ainsi, dit Paul dont le cœur se contractait affreusement, pour être heureux avec elles…
– Oh ! Paul ! vous demandez là beaucoup. Pour être heureux, il faut voir dans la femme un fait ; par amour-propre ne posséder qu’une fois, défiant ainsi ce qu’on appelle une trahison ; dire après, merci ou adieu ; et changer souvent.
– Mais si l’on aime, si l’on aime avec délire, avec passion ?
– Vous me demandez le moyen d’être heureux, Paul ? Les vrais bonheurs sont négatifs, sont dans l’insensibilité morale : aussi faut-il dépouiller vite, et user, n’importe sur qui, ce superflu de passion, de délire, comme vous dites.
– Mais au nom du ciel ! que reste-t-il donc alors ?
– Il reste des sens à satisfaire, tant qu’on a des sens ; et, quand on n’en a plus, le passe-temps d’analyser de sang-froid ces êtres si inexplicables, en les faisant passer à votre gré, ou au leur, par toutes les émotions, des plus douces aux plus cuisantes ; puis, de leur raconter, après, comment votre passion n’a été qu’une étude psychologique ; comment de leur âme, que vous rendiez heureuse ou souffrante, vous aviez fait un livre où vous lisiez ; et que, tout étant lu, il fallait fermer le livre ou le déchirer.
Paul était dans un état impossible à décrire. Pour la seconde fois, cet homme implacable le tenait sous son infernale obsession. Mais, ce qui faisait entrer plus avant au cœur de Paul l’amertume de ces effrayants paradoxes, c’était le souvenir de la conduite d’Alice et un soupçon vague, un instinct indéfinissable qui lui disait qu’elle si pure, si aimante, devait pourtant servir d’appui, d’exemple à cet atroce système : aussi, éperdu, fasciné, il tenta un dernier effort, avec cette rage froide du joueur qui, avec son dernier louis, met sa vie sur une carte.
– Monsieur ! dit-il à voix basse et sourde, tenez ! sortons des généralités ; arrivons à une chose personnelle, à moi. Tenez, monsieur ! j’aimais une jeune fille, belle, pure et chaste.
1 comment